Le Décalage

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Le Décalage

Il saute aux yeux que quelque chose ne tourne pas rond. De fait, par un étrange « décalage », la page 7 se retrouve en couverture, et aussitôt, le héros est propulsé à très grande vitesse dans le chapitre 2 pour y découvrir sa non-existence. Pas de panique : on vient de pénétrer dans l’univers prodigieusement imprévisible de Julius Corentin Acquefacques. Dès sa première apparition, dans L’Origine (1990), cet individu dévitalisé au look passe-muraille (il travaille au ministère de l’Humour, tout de même…) recevait par courrier les planches de l’histoire qu’il était en train de vivre et, arrivé à la page 41, découvrait qu’il lui manquait — littéralement — une case. Depuis, il a été aspiré dans la spirale d’un vortex, poursuivi par son double (Le Processus, 1993), égaré dans une 2,333e dimension (2003) à cause d’« un point de fuite mal réglé ». Au sixième épisode, ce « prisonnier des rêves » constate : « Une fois de plus, j’avais rêvé trop fort. »

Et une fois de plus, Marc-Antoine Mathieu va prouver que l’onirisme s’apparente, chez lui, à une expérience limite, ludique et jubilatoire, sur l’espace-temps. Il lui a suffi d’imaginer que Julius ratait le départ de sa nouvelle aventure. Du coup, les personnages secondaires, en panne de héros, partent à sa recherche, condamnés à errer hors scénario, dans une non-histoire, un désert, « le grand Rien ». Julius réintégrera son récit à la suite d’un vrai coup de force : en déchirant six pages au milieu de l’album, l’auteur annule le « décalage » mais, dans la superposition millimétrée des feuillets à demi déchirés, suggère une suite à géométrie variable. Ce ne serait qu’un très malin tour de passe-passe s’il ne collait si bien au ton d’un livre qui ne cesse de jouer — et avec quelle virtuosité ! — sur les apparences, chaque planche « décalant » le regard et la réflexion par des échappées graphiques et verbales d’une stimulante audace. Il n’est pas banal d’assister à l’émergence magique de ruines monumentales dans le désert, vestiges de cases de BD géantes oubliées.

On savoure la surenchère dans l’humour absurde de dialogues ping-pong sur le tout et le rien, sur le rien du tout, une sorte d’étincelant « hors piste métaphysique », comme dit l’un des protagonistes. Julius Corentin Acquefacques est un fabuleux héros de papier stricto sensu. Rien de ce qu’il subit en témoin régulièrement dépassé n’aurait de sens hors du livre qui l’accueille, vertigineuse architecture poétique où l’auteur ne cesse de tester les limites de son art. Marc-Antoine Mathieu confirme ainsi qu’il est bien l’un des plus brillants aventuriers de la bande dessinée contemporaine.

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