Le Complexe d’Eden Bellwether

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Le Complexe d’Eden Bellwether

Rien d’étonnant à ce que le cinéma d’Alain Resnais soit évoqué à deux reprises dans ce livre diabolique, impossible à lâcher, écrit par un jeune inconnu appelé à sortir du bois. Plus particulièrement L’Année dernière à Ma­rienbad, au détour de conversations entre les personnages, des étudiants anglais du début des années 2000, nés avec une petite cuillère d’argent dans la bouche. Amateurs de cigarettes aux clous de girofle, de pommes de terre au raifort et de punaises dans les lobes d’oreilles, ils disent que le cinéaste français les agace et les fascine, par son art de la construction labyrinthique, son sens de la musique et l’indéfinissable sensualité désincarnée de ses acteurs.

L’effet miroir est évident. Pour son premier roman, le Britannique Benjamin Wood a su dessiner une architecture du plus bel effet, aussi savante que celle du jardin de Marienbad, ménageant des allées de décompression et d’ensorcellements, des lignes de fuite et des points de recoupement. Il a aussi insufflé une âme perverse à chaque promeneur, imaginant une galerie de fieffés manipulateurs qui agissent en toute jubilation, en toute élégance aussi.

Leur gourou s’appelle Eden Bell­wether, infernal organiste, envoûtant tous ceux qui l’écoutent. Jeune aide-soignant d’une maison de retraite, Oscar Lowe est de ceux qui ont tendu l’oreille à sa musique, dans la chapelle du King’s College de Cambridge, en rentrant d’une journée de travail où il venait de mettre en pratique son credo de mécréant : « Aider les gens quand ils sont démunis. » Ce jour-là, il est tombé amoureux d’Iris, la soeur du musicien, gracile admiratrice cachée dans l’auditoire. Aimantée, elle aussi, par les envolées de l’orgue. Hypnotisée par les ondes émanant des doigts de son frère. Sous la coupe de cet être hors norme dont l’entourage se demande s’il relève ou non de la psychiatrie.

Benjamin Wood propose une passionnante étude de cas sans diagnostic final. Il ouvre son roman sur l’agonie de son sujet, le visage dans les joncs, les pieds dans l’eau, au fond de sa propriété familiale. Il nous présente donc l’ange exterminateur à terre. Puis le remet dans la lumière, tout au long d’un flash-back de presque 500 pages, déroulant les exactions passées d’Eden avec une précision machiavélique. La véritable maladie de son héros, c’est qu’il se prend pour un guérisseur. Persuadé que la musique a un pouvoir curatif, même sur les cas désespérés, il se prépare à une belle carrière de charlatan, mais ne voit pas qu’il est l’incarna­tion de son propre échec : si ses compo­sitions symphoniques étaient aussi magiques, il aurait une santé mentale plus équilibrée. Le roman joue sur ce paradoxe, transformant les apparitions-disparitions d’Eden Bellwether en valses-hésitations terrifiantes.

Si Benjamin Wood se révèle illusionniste hors pair, à travers les perfidies les plus abyssales que manigance son personnage, c’est l’humanité du jeune auteur anglais de 33 ans qui frappe en sourdine, insistante et légère comme une basse continue. Dans l’ombre d’Eden, il y a Oscar, garçon « normal », dévoué, calme, humble. Lui aussi exerce son pouvoir de guérison sur ceux qu’il croise. En silence, sans attendre de reconnaissance ni de récompense. Benjamin Wood a écrit un livre en formes de poupées russes : Le Complexe d’Eden Bellwether, garçon de la haute, pourrait aussi s’appeler « Le Complexe d’Oscar Lowe », garçon sans le sou. Deux hommes pour une même cause : cacher ses fragilités. Deux romans pour le prix d’un : beau coup d’envoi. — Marine Landrot

 

The Bellwether Revivals, traduit de l’anglais par Renaud Morin Ed. Zulma 512 p., 23,50 €.

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