Le Chagrin des vivants

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Le Chagrin des vivants

La Somme, l’Aisne, Ypres, Arras : les terres de France ont été terriblement meurtrières pour les troupes anglaises pendant la Première Guerre mondiale. Mais, dans ce formidable premier roman, ce sont les femmes qui sont les personnages principaux. Anna Hope s’est appuyée sur de nombreuses études historiques pour cerner son ­sujet. En 1918, les femmes britanniques ont obtenu le droit de vote, à partir de 30 ans — dix ans plus tard, le seuil sera abaissé pour rejoindre celui des hommes : 18 ans. Au cours des cinq journées durant lesquelles se déroule le roman, du 7 au 11 novembre 1920, date de l’arrivée du Soldat inconnu rapatrié depuis la France à Londres, trois femmes travaillent, songent à aimer, se souviennent… Elles entrent dans l’après-guerre, dans cette paix retrouvée mais encore meurtrie par le carnage si proche qui contamine toute la société et la vie quotidienne.

Ada, la plus âgée, n’a pas fait son deuil de Michael, son fils disparu. Elle n’a ­reçu aucune nouvelle officielle de sa mort et ignore tout des circonstances dans lesquelles il est tombé, probablement au champ d’honneur. Elle espère encore, croit apercevoir sa silhouette dans la rue, même si, sans se l’avouer tout à fait, elle désespère de le revoir ­jamais. Ada est prête à tout, y compris à aller voir une femme spirite, qui l’accueille, elle comme tant d’autres : « Je vois tellement de femmes, ici, qui s’accrochent, toutes. Qui s’accrochent à leur fils, à leur amant, à leur mari ou à leur père, tout aussi solidement qu’elles s’accrochent aux photos qu’elles conservent ou aux fragments d’enfance qu’elles apportent avec elles et déposent sur cette table. »

Evelyn, elle, employée dans une usine de munitions pendant la guerre, est une veuve dite « blanche », son ­fiancé ayant été tué. Au bureau des ­pensions, elle reçoit d’anciens soldats, mutilés, timides ou agressifs, qui demandent de l’argent. Sa famille ricane de cet emploi, un crétin de cousin allant jusqu’à lui dire : « Tous ces hommes. Exactement ce qu’il faut à une fille comme toi. Infirmes, pour la plupart, y peuvent pas s’enfuir. Tu n’as qu’à te pencher pour les ramasser. » La troisième, Hettie, danse le soir au Hammersmith Palais sur des airs de jazz, cette nouvelle musique qui va bientôt rythmer les Années folles. Passant de mains en mains, Hettie a une « boussole » pour reconnaître les maris qui se sentent coupables et les âmes désemparées. Dans le lot, elle pense trouver l’amour : « La guerre est terminée, pourquoi ne peuvent-ils donc pas passer à autre chose, bon sang ? » Beaucoup n’y parviennent pas. En tout cas, pas les hommes de ce roman, qui ne sont que des survivants : un frère est sans travail, un collègue est amputé d’une jambe, un autre a subi un shell shock, ce traumatisme tardivement diagnostiqué. Et le mari d’Ada lui lance : « Tu n’es pas une véritable épouse. Tu es un fantôme. Tu n’es rien d’autre qu’un putain de fantôme… »

Les destins de tous ces personnages se croisent dans ces pages. Et la grandiose cérémonie qui marque l’arrivée du Soldat inconnu britannique dans les rues londoniennes surpeuplées est peut-être, enfin, l’amorce d’une vie nouvelle pour ces magnifiques héroïnes, femmes romanesques qui savent incarner, à elles seules, une tragique page de l’histoire. — Gilles Heuré

 

Wake, traduit de l’anglais par Elodie Leplat, éd. Gallimard, 394 p., 23 EUR.

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