Le Bruit des autres

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Le Bruit des autres

Il arrive qu’un roman enlace subrepticement son lecteur jusqu’à le ligoter, qu’il se referme doucement sur lui comme un piège — ou une hypnose. Le premier opus de l’Américaine Amy Grace Loyd est de ceux-là, qui s’ouvre comme une fiction aimable, très new-yorkaise, presque anodine — une jeune veuve, propriétaire d’un petit immeuble à Brooklyn, s’apprête à accueillir une nouvelle locataire dans l’un de ses studios —, mais peu à peu s’éloigne des sentiers balisés du tableau social pour s’aventurer sur le terrain bien plus incertain des pulsions, des instincts, de l’égarement mental auquel peuvent conduire les injonctions pas toujours contradictoires, plutôt enchevêtrées, du désir, de la violence, de la perversité.

Si l’on se laisse faire sans méfiance, sans opposer de résistance à ce déplacement de l’enjeu du roman, c’est que la translation est discrète, imperceptible, non pas imposée par des rebondissements ponctuant l’intrigue, des scènes marquantes ou des haussements de ton, mais que le processus passe par l’incertitude croissante que suscite le récit lui-même, portée par la seule voix, de plus en plus altérée, chancelante, de sa narratrice, Celia. C’est elle, la jeune femme propriétaire de l’immeuble de Brooklyn. Elle a 40 ans, un peu moins en fait, elle est veuve depuis cinq ans : « Mon mari a eu une mort pénible. Je suis partie avec lui, une grande partie de moi-même du moins. » De fait, Le Bruit des autres est peut-être avant tout un beau livre, sensible et juste, sur le chagrin.

Celia vit entourée de ses livres — Moby Dick, La Femme changée en renard… — et de ses locataires, choisis par elle avec soin, et auxquels la lie une amitié distante. Ce qu’elle cherche, c’est une vie sans aléas, sans émotions fortes, sans danger. Lorsque Hope se présente pour sous-louer le studio de George, qui doit s’absenter quelques mois, Celia hésite, elle ne veut pas, elle dit non, puis elle cède. Voici donc qu’emménage au-dessus de chez Celia la séduisante Hope, divorcée, mère d’un grand fils déjà adulte. Affublée aussi, Celia s’en rendra bientôt compte à la faveur du plancher trop mince qui sépare les deux appartements, d’un amant brutal.

Si le « bruit des autres », qui donne son titre au roman très construit et maîtrisé d’Amy Grace Loyd, fait d’abord référence à cette intrusion très prosaïque de la vie sexuelle de Hope, à travers ses échos sonores, dans l’univers feutré et préservé de Celia, l’ingérence est en fait d’une plus grande ampleur. Avec la présence de Hope près d’elle — et des autres locataires, en guise de seconds rôles —, ce sont tout ensemble la curiosité, la sensualité, mais aussi l’incertitude, l’imprévu, potentiellement le danger qui sont de retour dans l’existence de Celia, qu’elle s’était pourtant employée à calfeutrer, à enclore et obturer — comme une forteresse, et plus encore comme un linceul. Celia dont, par ailleurs, le comportement s’avère de plus en plus intrigant, inquiétant. Il y a ce deuil qui, décidément, ne se fait pas, mais aussi tous les anxiolytiques qu’elle ingère. Et ces pensées décousues, parfois disloquées, que l’on suit et dans lesquelles bientôt on est enfermé, où s’emmêlent le passé et le présent, le réel et des souvenirs auxquels on ne sait trop si l’on peut se fier, s’ils ne sont pas que fantasmes. Où s’emmêlent, plus que tout peut-être, l’élan irrésistible du désir et l’effroi d’y céder. — Nathalie Crom

 

The Affairs of others, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch Ed. Stock, coll. La Cosmopolite 262 p., 20 €.

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