L’Arabe du futur 2

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L’Arabe du futur 2

On avait l’intuition que rien ne se passerait comme dans les rêves d’Abdel-Razak Sattouf. De fait, « la villa de grand luxe » qu’il se promettait de construire sous peu est devenue, quand il l’évoque, « de haute qualité », mais elle n’est toujours qu’une chimère sur plan. Il a les diplômes pour être maître de conférences à l’université de Damas, mais quand il sollicite l’appui d’un de ses cousins, un général proche du pouvoir syrien, il n’obtient qu’une humiliante indifférence, et il restera assistant. De ce père, né dans une famille syrienne très pauvre, et qui s’en est sorti en obtenant une bourse d’études à la Sorbonne, puis en décrochant un doctorat en histoire, Riad Sattouf (né en 1978) avait fait le pivot du premier tome de ses souvenirs de petite ­enfance. Au début des années 1980, Abdel-Razak avait choisi d’enseigner dans la Libye du colonel Kadhafi, puis il était rentré chez lui, dans la Syrie de Hafez el-Assad, avec femme et enfant. Fervent porte-voix de « l’Arabe du ­futur », éduqué, moderne, mais aussi respectueux des traditions, on le ­retrouve, dans ce deuxième volet, tel qu’on l’avait découvert dans le premier, velléitaire, maladroit, avec sa théâtrale confiance en lui et cette tendance qu’il a d’asséner des vérités auxquelles il semble ne pas vraiment croire (« Les facultés de médecine syriennes sont les meilleures du monde »…).

On peut y voir l’image que le dessinateur en garde — ou souhaite en montrer — trente ans plus tard, mais surtout le personnage romanesque pétri de contradictions tel qu’il apparaissait dans le regard candide de l’enfant. C’est avec cet exercice virtuose de ­mémoire à double détente que Riad Sattouf a sorti l’autobiographie dessinée des clichés rebattus, avec un spectaculaire succès : à ce jour, le premier volume, couronné du prix du meilleur album de l’année au dernier festival d’Angoulême, s’est vendu à deux cent mille exemplaires et a été traduit en quinze langues.

Au seuil de ce tome 2, Riad a 6 ans. Il est plus que jamais confronté à une réalité qu’il a du mal à déchiffrer, et ­fragilisé par sa « différence » de petit garçon aux longs cheveux blonds venu d’ailleurs (sa mère est bretonne), donc ipso facto soupçonné par les gamins d’être un « youdi », un juif. A Ter Maaleh, le village natal de son père, près de Homs, où ses cousins gardent les chèvres, il va, lui, entrer à l’école. Son père, déjà, anticipe la réussite future : « Docteur Riad Sattouf, le grand médecin célèbre… » Plus prosaïquement, sur fond de châtiments corporels et de bourrage de crâne à base de récitation du Coran et d’hommages à Hafez el-­Assad, va se dresser la figure de la maîtresse. Vue par l’enfant (et dessinée par l’adulte), c’est une ogresse, portant, avec le hijab, « des jupes serrées et très courtes », et dont « les mollets énormes et des chaussures à talons très fins » le fascinent. Son accessoire indispensable : le bâton, avec lequel elle « tapait de toutes ses forces » sur les mains tendues des garçons. Le personnage doit tout à cet art du portrait que Riad Sattouf pratique avec un imparable sens du détail — image et texte confondus : « Quand elle parlait, elle avait un visage apaisé et une voix très douce. Mais juste avant de frapper avec son bâton, elle se mordait la lèvre inférieure et son visage exprimait la haine absolue. »

Il y a de l’entomologiste chez ce « ­serial conteur » (1) qui donne à voir chaque personnage, même secondaire, comme un spécimen d’humanité ­locale à comprendre. C’est la femme du général qui exhibe volontiers les 4 kilos de bijoux en or offerts par son mari, ­baragouine un anglais incompréhensible et rêve d’aller à Paris pour visiter les ­Galeries Lafayette. C’est, dans une ­tonalité nettement plus sombre, le médecin épuisé qui lâche : « Ici, on m’amène les enfants quand ils sont déjà morts… »

Si Sattouf fils se rappelle cette navrante partie de chasse où son père a fait un carnage de moineaux, c’est qu’elle lui a donné une « incroyable envie de pleurer ». S’il se souvient de la découverte d’une page déchirée du Coran dans une décharge publique, c’est pour pointer l’affolement de ses copains proclamant : « Celui qui l’a jetée ira en enfer. » Et il ne pouvait pas oublier non plus cette nuit où, réveillé par de mystérieux conciliabules, il a entendu que le frère et le père de sa cousine Leila l’avaient « étouffée avec un coussin jusqu’à ce qu’elle ne bouge plus ».

Les épisodes que Riad Sattouf réactive, recrée, met en scène et dialogue de neuf sont comme des arrêts sur image qui fixent, avec une précision fascinante, la trace d’une émotion, d’un ressenti très personnel. Ils ­débouchent en creux sur le tableau d’une société qui n’a, depuis, laissé ­aucune chance à « l’Arabe du futur » d’émerger. Jusqu’à l’échéance tragique que l’on sait. Dans le troisième et ultime volet, le dessinateur devrait boucler la boucle du passé en évoquant, notamment, la bataille qu’il a menée pour faire sortir des membres de sa famille de la Syrie en guerre. — Jean-Claude Loiseau

 

(1) L’expression est de Christian Rosset, dans Eclaircies sur le terrain vague, un brillant recueil d’essais sur la bande dessinée, éd. L’Association, 2015.

 

Ed. Allary, 160 p., 20,90 €.

Confessions intimes

« Pour écrire L’Arabe du futur, je ne suis parti que de mes souvenirs. Je n’ai posé de questions à personne, je voulais que l’histoire vienne d’abord de moi. J’ai la chance – ou la malchance, c’est selon ! – d’avoir des souvenirs très anciens. Evidemment, il s’agit de souvenirs d’émotions, d’ambiances, d’odeurs, de couleurs, de tensions… Je les rassemble, et je les fais tenir dans une narration. J’ai intégralement recréé les dialogues et le rythme des scènes, afin de rendre tout cela lisible. […] Ce que j’aime, chez les dessinateurs que j’admire, c’est leur capacité à transmettre « la vision » sans aucune esbroufe – je ne sais pas comment l’appeler autrement, il s’agit d’un sentiment de communication directe avec le dessin, par la lumière, le graphisme, le rythme de la narration… Soudain, on ressent un « je vois exactement ce qu’il veut dire ». L’auteur a VU et RESSENTI, et a TRANSMIS. C’est ce que je cherche : faire d’une lecture une expérience humaine ! Bon, je sais que c’est un peu prétentieux, mais ça vaut le coup d’essayer ! »

 

Entretien avec Riad Sattouf du 26 juin 2014, recueilli par Laurence Le Saux, sur Télérama.fr

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