L’Amour et les forêts

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L’Amour et les forêts

« Vos livres, c’est quoi, quel genre ? Des romans ? Des romans policiers, des romans d’amour, des nouvelles, des essais philosophiques ? — Uniquement des romans. — D’amour ? — Si vous voulez. Mais pas seulement. — Vous en avez écrit combien ? — Cinq. » Exact ! Depuis son premier roman (Demi-sommeil, 1998), Eric Reinhardt entrecroise la réalité et la fiction, l’autre et le moi. Sans répugner à se mettre en scène — comme dans ce court dialogue de L’Amour et les forêts — il jongle avec fascination entre les histoires économico-politiques d’aujourd’hui et les abîmes intimes romantiques. Et c’est merveille de le voir s’enchâsser avec empathie ou drôlerie dans des destins étrangers. Ainsi ce sixième opus a-t-il surgi d’une authentique correspondance, puis de réelles rencontres, avec deux lectrices. Evidemment retravaillées, ré-inventées… L’art du romancier n’en est que plus troublant. Les héroïnes féminines ont toujours occupé chez lui une place de choix, surtout les fortes, les puissantes. Mais Bénédicte Ombredanne, cette fois, ne semble pas de la race des reines. Apparaissant toujours dans le récit prénom et nom joints, telles les dévastées de Marguerite Duras, ce professeur de lettres au magnifique pseudonyme a donc écrit à l’auteur, en 2008, pour le remercier de lui avoir redonné goût à l’existence, via son dernier livre, Cendrillon.

Epouse d’un cadre commercial sournois et complexé, elle raconte à Reinhardt être victime de harcèlement conjugal ; de plus en plus violent depuis l’aveu au mari d’un bref mais explosif adultère. Bénédicte Ombredanne ne trouvera de paix que dans la clinique psychiatrique où l’a conduite sa tentative de suicide…

De ces confidences à l’écrivain admiré, celle qui ne croit comme lui qu’au pouvoir salvateur des mots, à la sublimation par la littérature, aurait aimé faire art. Mais elle ne s’en sent pas le talent. Alors elle offre sa vie à Reinhardt pour qu’il la magnifie. Et il obéit. Et il trouve la forme chahutée, sensuelle, abrupte, en flash-back et monologues, pour témoigner des torturantes humiliations domestiques. Jusqu’à la désolation d’être ; jusqu’à la suicidaire reddition à plus fort que soi. L’écrivain si doué pour observer la société française, décrire les perversités du libéralisme et du monde de l’entreprise, se révèle alors métaphysique et bouleversant arpenteur des douleurs de l’esprit.

Qu’on ne s’y trompe pas en effet. L’Amour et les forêts n’est pas le roman du harcèlement conjugal. Le harcèlement devient plutôt ici la métaphore des dangers qui menacent nos rêves, des violeurs qui guettent nos âmes. Que sait-on des pouvoirs de l’autre ? De ses outrances, de ses petitesses ? Qu’est-on capable, aussi, d’offrir de soi ? Que connaît-on au juste de soi ? Menant l’enquête sur Bénédicte Ombredanne, le romancier lui découvrira une jumelle qu’elle avait cachée ; comme elle avait caché à ladite jumelle l’adultère qui avait embrasé et déterminé sa vie… Autant de vérités successives tellement imbriquées qu’elles deviennent mensonges. Et envoûtants mystères. A force d’avoir férocement défendu son idéal — proche en cela des héroïnes du très symboliste Villiers de l’Isle-Adam (1838-1889) qui hantent le roman —, Bénédicte Ombredanne ne voulait plus se renier, figée dans des fantasmes littéraires défiant la réalité.

De quoi sont donc tissées nos existences, interroge encore Reinhardt, comme pouvait le faire Shakespeare à longueur de tragédies… Un entêtant parfum de théâtre enveloppe L’Amour et les forêts. Les situations burlesques ou atrocement absurdes y succèdent aux lamentations raciniennes dans un maelström hugolien. Ou gothique. Ou fantastique. Reinhardt aime parsemer ses livres de clins d’oeil littéraires. Et sait créer ces scènes folles qui provoquent, étrangement, la consolation. Purgent doucement les passions. Bénédicte Ombredanne, après tout, était bien une reine… Mais une de celles qui a des malheurs, les plus belles d’entre les reines… — Fabienne Pascaud

 

Ed. Gallimard 368 p., 21 €.

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