Elle est si loin, l’Amérique, vue d’Europe au début du xxe siècle, que le mythe fameux du « rêve américain » oblitère largement la réalité. Dans le roman de Kafka Le Disparu, publié après sa mort sous le titre Amerika, le héros, un jeune Praguois de 17 ans tout juste débarqué à New York, ne cessera, de malentendus en mauvaises rencontres, de rater une à une toutes les opportunités de s’en sortir. Naïf, victime de toutes sortes d’injustices, innocent de tout ce dont on l’accuse, Karl Rossman est piégé dans un labyrinthe social où le faible est condamné à l’échec. Et comme le roman est resté inachevé, le destin du jeune Karl reste à jamais aléatoire… De fait, dans cette oeuvre de jeunesse aux ressorts feuilletonesques, Kafka se joue et du mythe et de la réalité de l’Amérique. Il en rajoute dans la démesure légendaire qui s’y attache, son héros devenant notamment liftier dans un hôtel aux cinq mille clients et aux trente et un ascenseurs…
Le chevronné dessinateur québécois Réal Godbout (auteur, avec Pierre Fournier, dans les années 1980, de Red Ketchup, une série culte d’une drôlerie décapante) s’évite les raccourcis de l’angoisse « kafkaïenne » préformatée pour articuler, dans une approche graphique très « ligne claire », d’une précision ironique dans le trait, une fable enlevée, qui confine à l’absurde, voire à un burlesque quasi chaplinesque par endroits. Les exégètes de Kafka jugeront de la fidélité revendiquée de Godbout à l’esprit, sinon à la lettre, d’un texte « génial malgré des incohérences ». Les autres auront envie de le lire, appâtés par le tableau d’une société « de l’avenir », irrigué d’un humour noir allègre et d’une forme plutôt cocasse de pessimisme latent.
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