L’Afrique fantôme. L’Âge d’homme

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L’Afrique fantôme. L’Âge d’homme

Le 19 mai 1931, Michel Leiris embarque, à Bordeaux, sur un navire à destination du Sénégal. A bord, il rejoint les membres de la mission Dakar-Djibouti, une équipe d'ethnologues du musée du Trocadéro, à Paris – qui deviendra peu après le musée de l'Homme. Dirigée par Marcel Griaule, épaulée par un interprète éthiopien, elle doit traverser l'Afrique tropicale d'ouest en est. Au cours des vingt et un mois que dure cette expédition, l'écrivain, en sa qualité de secrétaire archiviste, tient un carnet de route. A la fois agenda officiel des étapes, descriptif des tribus rencontrées, des rites et des langages observés, mais aussi journal intime, mêlant notations pittoresques, réflexions politiques, états d'âme fuga­ces ou rêveries érotiques obsédantes. Ce texte est à l'image du continent parcouru : composite, disparate, et néanmoins d'une forte unité organique. Un livre dont on peut dire ce que Leiris lui-même dira vingt ans plus tard de Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss : « Strictement architecturé. »

[[182715]]Adressé à André Malraux, alors lecteur chez Gallimard, le précieux manuscrit est publié au printemps 1934 sous le titre – évocateur, voire provocateur, en tout cas énigmatique – de L'Afrique fantôme. Mis à l'index sous l'Occupation, plusieurs fois réédité, notamment dans le beau volume Miroir de l'Afrique de la collection Quarto (1), il paraît aujourd'hui dans la Pléiade, assigné à sa véritable place : fondatrice. Socle originel qui précède L'Age d'homme, le premier récit autobiographique de Michel Leiris, achevé en 1935, publié quatre ans plus tard, et qui, à son tour, amorce ce qui constituera, après guerre, l'édifice monumental de La Règle du jeu. Comme s'il avait fallu ce voyage initiatique à travers un continent improbable, et l'obligation d'en consigner au jour le jour péripéties et répercussions, pour que Michel Leiris accepte de se lier par un pacte indissoluble « avec le monde des mots ». Et de se consacrer désormais sans relâche à la quête d'un impossible salut par l'écriture.

Qu'est-ce qui décide un écrivain de 30 ans, déjà lancé dans le Paris des lettres par de suaves espiègleries poético-langagières (Glossaire j'y serre mes gloses (2) ), à courir les risques d'une traversée au long cours de l'Afrique noire ? Outre l'attrait pour les civilisations dites primitives, la lassitude des cénacles littéraires, de leurs vaines « bavasseries ». Ayant rompu en 1929 avec ses amis surréalistes, Leiris n'en garde que deux : le peintre André Masson et l'écrivain Georges Bataille. C'est en collaborant à la revue de ce dernier, Documents, qu'il rencontre l'ethnologue Marcel Griaule, et que se conclut sa participation à la mission Dakar-Djibouti. Ce dépaysement est propre à séduire un poète qui se retrouve à voyager sur les traces d'Arthur Rimbaud (parvenu en Abyssinie, Leiris regrette de ne pouvoir se rendre à Harar, où « l'homme aux semelles de vent » s'était installé, en 1881). Mais l'idéalisme du poète est refroidi par les procédés expéditifs de l'ethnographe, notamment au Mali, en pays dogon, riche de masques et autres fétiches (kono). « Nos méthodes de collecte d'objets sont des méthodes d'achat forcé, pour ne pas dire de réquisition ou d'enlèvement. On pille les Nègres sous prétexte d'apprendre aux gens à les connaître et les aimer, c'est-à-dire à former d'autres ethnographes qui iront à leur tour les aimer et les piller. » Sitôt L'Afrique fantôme publiée, cette lucidité et cette franchise brouillent Leiris et Griaule, le second reprochant au premier de discréditer l'ethnographie française.

A la faveur de cette mission, Michel Leiris s'est forgé une méthode de travail régulière et rigoureuse – tenue d'un journal, rédaction de fiches. Elle fait merveille dans la composition autobiographique de L'Age d'homme, étayée par une psychanalyse menée en parallèle (« lapsus canalisés au moyen d'un canapé-lit », selon Glossai­re j'y serre mes gloses). Pas étonnant d'y lire en préambule le chapitre « De la littérature considérée comme une tauromachie ». L'acte d'écrire doit égaler en gravité tragique, en enjeu vital, le geste du torero dans l'arène. De la Corne de l'Afrique à la corne du taureau, ainsi pourrait se résumer ce six-centième volume de la Pléiade.

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