L’Affaire Eszter Solymosi

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L’Affaire Eszter Solymosi

La Tisza est une rivière, un long cours d’eau qui naît en Ukraine, paresse et enfle peu à peu en traversant la Roumanie, la Hongrie, la Serbie, avant de mêler finalement ses lourdes eaux à celles du Danube. L’écrivain hongrois Gyula Krúdy (1878-1933) en fait bien davantage qu’un élément du paysage rural sur le fond duquel se déroula « l’affaire Eszter Solymosi », en 1882-1883, bien plus qu’une simple pièce du décor du roman qu’il tira de ce fait divers, cinquante ans plus tard. De cette sombre et tragique histoire, qui vit la disparition inexpliquée d’une jeune servante du village de Tiszaeszlár déclencher un baroud politico-judiciaire à forte consonance antisémite et à résonance nationale, voire internationale, la ­rivière Tiszla est en effet l’un des personnages principaux — une présence entêtante, tangible et indéchiffrable, concrète autant que spectrale. C’est l’une des beautés de ce roman que cette dimension fabuleuse qui irrigue le récit, lui donne sa profondeur romanesque, semblant par ailleurs refléter la composante fantasque, lunatique, presque saturnienne de l’état d’esprit de nombre de ses protagonistes, paysans et gens du peuple à l’imaginaire peuplé de croyances ténébreuses.

Cette façon d’entremêler la réalité à la fable, d’ouvrir toutes grandes, derrière le réel, les portes de l’illusion, de la légende ou de la rêverie, le grand Gyula Krúdy en avait fait l’une de ses marques de fabrique. De là vient, notamment, tout le charme puissant de N.N., récit autobiographique enchanteur et mélancolique par lequel on a découvert Krúdy en France, lorsqu’il a commencé à être traduit il y a trente ans ; de là vient, à nouveau, la fascination qu’exerce L’Affaire Eszter Solymosi — au-delà de l’intérêt purement historique de l’histoire qu’il restitue. Soit donc, au début des années 1880, un village de Hongrie orientale nommé Tiszaeszlár — bien loin de Budapest, l’une des perles urbaines de l’Empire austro-hongrois. A Tiszaeszlár vivent essentiellement des paysans, sous l’autorité administrative et morale de quelques notables. Dans le village est installée aussi une petite communauté juive, dont la vie s’organise autour de la synagogue entretenue par un dénommé Scharf, le bedeau. C’est davantage sur les Juifs de passage, qui, chassés de Pologne, traversent Tiszaeszlár et continuent leur chemin, que se cristallise l’antisémitisme latent de la population — une aversion mêlée de peur devant ces Juifs errants, vagabonds parés d’une aura méphitique. L’hostilité larvée se mue en suspicion, puis en haine farouche lorsque disparaît subitement — c’était le matin du 1er avril 1882 — la jeune Eszter, pâle fillette employée comme domestique par une matrone locale. Dans les eaux de la Tisza — la rivière, écrit Krúdy, « fait une crue trois fois par an, elle arrache à chaque fois un petit bout de village, une maisonnette ou une cour, un enfant ou une bête, un buisson fleuri du rivage ou une fillette triste », « une âme qui, lasse de son tourment ­terrestre, aspirait à rejoindre les fées qui se dissimulent au plus profond des ondes » —, chacun se prend à guetter l’apparition du cadavre de la jeune fille. Laquelle, d’ailleurs, adresse aux vivants « des signes de l’au-delà, où il semblait qu’elle fut partie. C’est ainsi que, toutes les nuits, les chiens du village, sans exception, se mettaient à aboyer d’une façon tellement soudaine et abominable qu’on eût dit qu’ils avaient vu un spectre […]. Autre signe, les chiens entreprirent de fouiller le sol comme s’ils cherchaient quelqu’un sous terre. Cela dit, chaque printemps, quand les écureuils et les animaux souterrains, les taupes, les souris, les mulots reprennent vie, les chiens creusent également des terriers… mais quelqu’un à Tisz inventa la fable selon laquelle les chiens fouillaient la terre à la recherche d’Eszter Solymosi ».

Des eaux hantées de la rivière, comme remontant « des profondeurs où vivent les légendes », un corps de femme finira bel et bien par surgir. S’agit-il d’Eszter ? Peu importe. Sur Jozsef Scharf, le bedeau, et sur une douzaine de membres de la communauté juive du village s’abat l’accusation, l’ancestrale calomnie antisémite : Eszter aurait été victime d’un crime rituel, sacrifiée, saignée. S’appuyant sur les chroniques de l’époque, aussi sur les récits entendus dans son enfance — Gyula Krúdy a vu le jour à Nyíregyháza, la ville où s’est tenu cinq ans après sa naissance le procès des Juifs de Tiszaeszlár, « figures de cauchemar qui revenaient dans les songes des enfants de la ville à cette époque-là, au lieu de Robinson Crusoé ou des héros de Jules Verne » —, l’écrivain reconstitue minutieusement les faits, l’enquête, puis les séances au prétoire, jusqu’à l’acquittement ­final, les manifestations populaires violentes et les pogroms que ce verdict a entraînés. Son talent de conteur est tout sauf à l’étroit dans cette trame ­parfaitement réaliste : ses portraits sont d’une extraordinaire truculence, et d’une passionnante précision le ­tableau qu’il peint de la société hongroise de la fin du XIXe siècle et des ­enjeux politiques qui sous-tendent le débat moral autant que judiciaire suscité par l’affaire Eszter Solymosi d’un bout à l’autre de la Hongrie, alors province de l’Empire austro-hongrois travaillée par l’effervescence nationaliste autant que par la fièvre antisémite.

Qu’est devenu le souvenir d’Eszter, quand s’est éteinte enfin cette pénible frénésie ? « Nulle part il n’existe de tombe ou de cimetière pour Eszter Solymosi, car son corps a été disséqué, ses parties démembrées, examinées puis conservées dans les laboratoires médicaux et dans les musées […]. Mais sa tombe existe dans la mémoire des coeurs sensibles, des chercheurs du temps passé, dans la conscience des hommes qui, en fin de compte, considèrent la vérité comme la plus importante religion sur terre, quel que soit le rite selon lequel ils prient », conclut pieusement Gyula Krúdy ­ — notons pourtant qu’aujourd’hui « Tiszaeszlár est devenu un lieu de pèle­rinage pour les nouvelles Chemises brunes hongroises », nuance dans sa postface la traductrice.

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