Laëtitia ou la fin des hommes

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Laëtitia ou la fin des hommes

« Je me suis dit que raconter la vie d’une fille du peuple massacrée à l’âge de 18 ans était un projet d’intérêt général, comme une mission de service public », écrit l’historien Ivan Jablonka dans Laëtitia ou la fin des hommes. Comment donc appeler cette saisissante analyse d’un sordide fait divers de janvier 2011, strictement décrit et aux commentaires d’une subtilité historique, sociale, politique constamment fraternelle ? Ni polar, ni récit historique, essai socio-politique, ou oraison funèbre, l’admirable livre est tout à la fois. A l’image d’Histoire des grands-parents que je n’ai pas eus (1) , où Jablonka enquêtait sur ses aïeux polonais, juifs, communistes, disparus à Auschwitz ; retrouvait à travers eux une autre mémoire des camps. Avec le martyre de Laëtitia Perrais, 18 ans, soeur jumelle de Jessica, toutes deux filles de père alcoolique, battant, violant leur mère jusqu’à la rendre folle, c’est une jeunesse anéantie par l’existence avant même d’avoir commencé à vivre qu’il révèle.

Errant d’internat en famille d’accueil, accumulant les retards scolaires à force de troubles affectifs, les jumelles trouvent un illusoire refuge chez les Patron. Laëtitia travaille à l’Hôtel de Nantes, à côté de chez eux, près de Pornic ; Jessica poursuit un CAP de cuisine. Deux filles ordinaires dans la triste périphérie urbaine de nos villes. Elles se lèvent tôt, bossent dur, cherchent à s’intégrer. Sans lire de livre, ni aller au cinéma ; juste accros à leur portable, leurs SMS pleins de fautes et les pots au bistrot. Elles ne se rebellent jamais. N’est-ce pas parce qu’elle l’avait menacé de porter plainte que Laëtitia a été enlevée, poignardée, étranglée, démembrée par son séducteur agresseur Tony Meilhon ? Elle osait se révolter et le boucher alcoolique, voleur, violeur, ayant accumulé déjà les peines de prison, l’a condamnée au silence ; éparpillant et dissimulant ses membres…

Ivan Jablonka détaille jour par jour la longue enquête pour les retrouver. Il alterne chapitres « techniques » et récits de la courte vie de deux soeurs. Il confie aussi ses rages. « Laëtitia, c’est moi », dit-il. « Laëtitia, c’est nous », voudrait-on poursuivre après cette dérangeante lecture. Tant hante désormais la filiforme et pâle jeune fille aux longs cheveux, Ophélie ou Mélisande, femme-enfant de toute éternité victime des hommes. Laëtitia ou la fin des hommes… Sa tragédie ne devrait-elle pas annoncer la fin de ces ogres ? Père biologique, adoptif (Gilles Patron harcelait sexuellement les jumelles), ami, amant et même président de la République, chacun à son poste, aura instrumentalisé Laëtitia. Nicolas Sarkozy profite en effet de l’énorme vague d’émotion que suscite le crime pour fustiger le laxisme de la justice face aux délinquants sexuels multirécidivistes. Et durcir la législation pénale. L’affaire Laëtitia devient affaire d’Etat. Se meut en acte politique répressif au nom de la protection de la population. Ivan Jablonka laisse éclater sa colère d’historien engagé, respectueux de la démocratie et de la séparation des pouvoirs… Mais d’autres cris tissent l’ouvrage choral. Et parviennent mystérieusement par leur rythme, leurs mots — incantatoires parfois — à réenchanter Laëtitia.

A forer le réel à coups de descriptions toujours plus fines, à l’expliquer, l’incarner, par des fictions toujours plus plausibles, Jablonka est passé au-delà. Sa littérature documentaire est devenue littérature rédemptrice. Et magique. Elle ressuscite les morts. Jean Genet, Truman Capote, Michel Foucault, ou Emmanuel Carrère ont eux aussi tiré un « roman vrai » de monstrueux faits divers, ces symptômes des cancers qui rongent nos sociétés. Mais ils l’ont fait du côté des prédateurs qui obscurément les fascinent. Le féministe Jablonka, lui, choisit la proie. Qu’il n’appelle jamais « victime », refusant de cantonner Laëtitia à son seul drame. Témoigner de son chemin, c’est au contraire suivre avec respect chaque instant de son existence. Il faut aimer les morts pour qu’ils reviennent. C’est parce qu’elle apparaît ici dans toute sa grâce que renaît pour nous l’Iphigénie de Pornic. L’historien a réussi le miracle. — Fabienne Pascaud

 

(1) Ed. du Seuil, 2012.

 

Ed. du Seuil, coll. « La Librairie du XXIe siècle », 400 p., 21 €.

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