Ladivine

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Ladivine

Des « trois femmes puissantes » dont le précédent roman (1) de Marie NDiaye célébrait l’intégrité morale demeurée inaltérée, en dépit de destins ennemis et tourmentés, les personnages féminins que l’écrivaine invite aujourd’hui au cœur de Ladivine sont un antipode absolu. Trois femmes désarmées, empêchées, navrées, mère, fille et petite-fille formant une lignée maudite, com­me emmaillotées toutes ensemble dans les rets d’un sortilège invivable. Trois femmes à travers lesquelles Marie NDiaye explore à sa façon, formellement sophistiquée et intensément romanesque, le caractère proprement indéchiffrable de chaque individu pour ceux qui le côtoient. Mais aussi, thèmes creusés depuis près de trente ans par l’auteur de La Sorcière (1996) et Rosie Carpe (2001), le poids des origines (sociales, raciales, familiales), l’aliénation induite, le legs de honte et de difficulté à vivre qui se transmet comme une entrave de génération en génération.

Il y a Ladivine Sylla, l’aînée des trois, un cœur simple, une femme humble à l’âme droite, que seul maintient debout et en vie l’amour immense qu’elle porte à sa fille, la gracieuse et secrète Malinka au visage pâle — ainsi que l’espoir, évidemment vain, de voir réapparaître un jour, sur le seuil du modeste deux-pièces de la banlieue parisienne, le père de l’enfant. Il y a ensuite Malinka, qui, pour s’émanciper de cet amour maternel sans limite ni raison, qui l’empoisonne et l’étouffe, pour tenter de fuir cette malédiction qu’elle pressent — « il lui semblait avoir su dès le début, avant même d’avoir su comprendre et parler, que Malinka et sa mère ne comptaient pour personne, que c’était ainsi et qu’il n’y avait pas lieu de s’en plaindre, qu’elles étaient des fleurs obscures dont la vie ne se justifiait pas, des fleurs obscures » —, est partie du côté de Bordeaux, a changé de prénom pour devenir Clarisse, a épousé l’affable Richard Rivière. Et il y a Ladivine, deuxième du nom, l’enfant que Clarisse/Malinka a eu avec Richard Rivière et a baptisé du prénom de cette mère qu’elle a pourtant choisi de renier — puisque c’était pour elle une question de survie, le seul moyen de ne plus être cette « toute jeune fille que rien ne reliait au monde sinon le pénible sentiment de n’en pas faire légitimement partie ».

« S’ils ne le méritent pas, on n’est pas obligé d’aimer ses parents, pas vrai ? » s’exclame un jour Richard, au tout début de sa relation avec Clarisse/Malinka. Sans doute, pense-t-elle, mais « si votre mère mérite amplement votre amour et que vous ne le lui donnez pas, que vous le gardez soigneusement par-devers vous, que penser d’une personne pareille ? Si votre mère vous fait honte et que vous la tenez en dehors de tout ce qui vous concerne, qui êtes-vous donc ? ». Depuis qu’elle a renié sa mère, Clarisse/Malinka mène une double vie : Clarisse Rivière est une femme ordinaire, mariée à un concessionnaire automobile, mère d’une jolie fillette, habitant dans un pavillon à Langon ; mais un mardi par mois, à Bordeaux, elle redevient Malinka, et retrouve cette mère qu’elle n’a jamais cessé d’aimer mais que dans ses pensées elle appelle néanmoins « la servante » ou « la négresse ». Ces rencontres entre mère et fille sont cachées, rien ne doit se savoir, mais le secret impur transpire à sa façon, insidieuse, incontrôlée. Nimbant de ses effets poisseux la personne même de Clarisse : pour les siens, son mari, son enfant, elle est un visage sans expression, une femme « impersonnelle, irréprochable et candide », fuyante et insaisissable : « Son oubli volontaire et permanent d’elle-même avait construit autour de sa personne une mince muraille de glace et sa fille comme son mari s’étonnaient parfois, sans le dire, sans le savoir peut-être, de ne pouvoir l’atteindre au cœur de ses sentiments. »

Après Ladivine Sylla et Clarisse/Malinka — quittée par Richard, puis sauvagement assassinée par son amant, le dénommé Freddy Moliger —, c’est aux pas de la benjamine de la lignée, Ladivine Rivière, que s’attachera Marie NDiaye. Transportant ses personnages (Ladivine, son mari Marko, leurs deux enfants) et l’action du roman quelque part dans le Sud — l’endroit n’est pas nommé, mais c’est en Afrique, sans doute. Cependant, même morte, Clarisse/Malinka, la femme qui a honte, et qui a honte de sa honte, demeure en réalité le personnage central de Ladivine, roman époustouflant de beauté et saisissant d’anxiété diffuse, auquel Marie NDiaye, par le moyen d’une écriture somptueusement travaillée, savamment bousculée, toujours pro­fondément agissante, insuffle une authentique puissance narrative, tout en drapant les êtres et les faits d’un voile de mystère.

Quel est le vrai visage d’un individu ? L’aperçoit-on jamais derrière les grima­ces qui le tordent et sous les masques qui le dissimulent ? L’interrogation court au fil des pages de Ladivine. Pour y répondre, Marie NDiaye n’a pas recours à la psychanalyse, non plus qu’à la sorcellerie. Pas de métamorphose ici, pas de fantôme ou d’apparition comme on a pu en observer naguère dans ses romans — peut-être, quand même, ce grand chien brun aux aguets qui semble veiller, comme un ange gardien, sur les trois femmes… Pas de fantastique, non, mais un réalisme poreux aux effets des pensées non dites, des pulsions enfouies, des désirs avortés, des rêves éloquents dont il ne reste au matin que des bribes incohérentes que la raison ne sait interpréter — mais auxquelles la romancière, elle, creusant en profondeur les pensées et les entrailles de ses personnages, sait donner tout leur sens.

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