La petite foule

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La petite foule

Placé en exergue, non pas au poste de la vigie, mais plutôt comme un messager, La Bruyère annonce d’emblée ce qu’est l’intention de La Petite Foule : « Je rends au public ce qu’il m’a prêté ; j’ai emprunté de lui la matière de cet ouvrage : il est juste que, l’ayant achevé avec toute l’attention pour la vérité dont je suis capable, et qu’il mérite de moi, je lui en fasse la restitution. » Justesse, attention, vérité, restitution : précis et posé, chaque mot importe, dans cet extrait de la préface que l’écrivain du Grand Siècle donna à ses Caractères, dont Christine Angot a choisi de faire le seuil de ce beau livre, incisif et profond, collection-composition d’instantanés, de choses vues, de propos entendus. Fragments de longueurs et de tonalités variables, mais centrés toujours sur un individu – ou plusieurs, qui interagissent dans un contexte intime ou social. Hommes, femmes et enfants dont il ne s’agit pas, pour l’auteure, de tracer d’hypothétiques portraits, mais plutôt chaque fois de saisir et faire sentir un trait de caractère, une émotion, une propension, un instinct, un désarroi, une douleur latente ou fulgurante, cela à travers un geste, une allure, une humeur, un comportement, un mot prononcé ou retenu.

Le dessein n’étant jamais, pour Christine Angot, de réduire le personnage à ce seul trait, cette disposition particulière (la vanité ou son contraire, l’élégance de l’esprit, l’arrogance de classe ou l’aptitude à la compassion…) qu’elle fait saillir ou qu’elle suggère, mais de s’extraire de l’anecdote pour composer, page après page, un portrait de groupe, un tableau collectif et mouvant, parcouru de tensions, d’interférences heureuses ou délétères, de forces d’attraction ou de répulsion — raison pour laquelle c’est sur la longueur que se révèle toute l’acuité et la force du livre.

Parce qu’il ne s’offre pas comme un récit, parce que le « je » en est absent, dira-t-on de La Petite Foule que cet ouvrage marque une rupture, au moins un glissement, dans le travail de Christine Angot ? C’est là une façon de voir les choses. Mais il existe une autre lecture possible de La Petite Foule, qui consiste à être attentif plutôt aux continuités. Attentif à la façon dont cet ouvrage éclaire, à sa façon, les livres qui l’ont précédé, plutôt qu’il ne rompt avec eux.

Ainsi, à « la petite foule » qu’elle met en scène et observe dans le détail – où l’on croise des anonymes, où l’on identifie aussi des personnages publics, même s’ils ne sont jamais nommés –, Christine Angot se mêle souvent, non pas à la première personne mais à la troisième. Beau personnage récurrent de femme, attentive, réactive, sensible plus que de raison peut-être, confrontée à mille émotions, mille agressions. En fait, peut-être l’auteure est-elle dans ce livre plus fréquemment qu’on croit, qu’on ne l’y a vue. Ou moins. Peu importe, en réalité. Car moins que jamais Christine Angot n’encourage ici une lecture autobiographique, ou n’incite à voir en La Petite Foule un roman à clés. De fait, on comprendra mieux, peut-être, avec ce livre si pleinement, minutieusement vivant, ce que veut dire Christine Angot lorsqu’elle souligne : « Je ne suis ni dans la confidence, ni dans la confession, mais dans une recherche d’objectivité. Ce que j’ai vécu me renseigne […]. Après, il y a le travail du ­roman. Qui consiste justement en cette dépersonnalisation du "je". » (1) Fondue parmi les mille visages de cette multitude qu’elle dépeint, Christine Angot n’est ici omniprésente que d’une façon : par ce regard direct, juste porté sur les êtres et les événements. Par le souci de vérité qui l’anime.

Par le prisme du particulier, La Bruyère souhaitait « peindre l’homme en général » – le geste littéraire de Chris­tine Angot n’a jamais eu d’autre objet.

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