La Miséricorde des coeurs

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La Miséricorde des coeurs

« Malheureusement, tout ce que j’ai écrit est trop sombre, trop triste. Ce n’est pas ce que je voulais. Ce n’est pas ainsi que j’imaginais les choses, pas du tout. Mais malheureusement, il ne m’a pas été donné de connaître un destin facile, alors même que c’est ce à quoi j’ai toujours aspiré », confiait le poète et écrivain hongrois Szilárd Borbély au moment de la parution, en 2013, de ce premier roman — qui demeurera le seul de sa bibliographie, puisqu’il s’est donné la mort l’an dernier, à l’âge de 50 ans. Du titre original, la traduction littérale serait Les Dépossédés. Il se trouve qu’il existe déjà, dans l’impeccable catalogue des éditions Christian Bourgois, un ouvrage ainsi titré — il s’agit d’un livre terrible de Robert McLiam Wilson, un document sur la pauvreté dans l’Angleterre ultralibérale des années Thatcher —, alors celui-ci s’appelle en français La Miséricorde des coeurs, très beau titre également, empreint d’une sorte de douceur propre à consoler à l’avance de l’âpreté du texte qu’on va lire. Une fiction dramatique, poignante, d’une rudesse qui laisse souvent sans voix et qu’on devine amplement nourrie de la réalité d’une enfance qui s’est déroulée de la fin des années 1960 au début de la décennie suivante aux confins de la campagne hongroise, près de la Roumanie.

L’indigence matérielle est l’une des caractéristiques des conditions de vie de l’enfant qui prend la parole en ces pages, pour raconter — d’une voix qui n’est pas à proprement parler enfantine, dans laquelle l’innocence se mêle à une sobre maturité — la vie de sa famille durant les années passées dans ce village. Mais cette pauvreté extrême, la précarité permanente qu’elle induit ne sont pas l’acmé de la violence que subit l’enfant. Le pire de l’existence qu’il mène, c’est la brutalité omniprésente qui l’entoure, la dureté et la maltraitance érigées en mode de fonctionnement élémentaire de la communauté villageoise au coeur de laquelle il vit avec les siens. Une sauvagerie, une oppression qui se répandent comme un virus, un fluide visqueux et pervers, et contaminent tout : les relations entre les individus, les liens au sein même des familles, le rapport entre parents et enfants, le traitement infligé par les hommes aux bêtes, chevaux, chiens, chats, oiseaux de basse-cour… qui sont comme le dernier maillon de cette chaîne barbare, les ultimes victimes de l’engrenage sadique.

Cette communauté rurale, la famille du narrateur y appartient à son corps défendant, comprend-on très vite. « Nous allons partir d’ici. Dans pas trop longtemps, nous allons partir. Le Seigneur va nous libérer, béni soit son nom », dit la mère. « Camarade, mon cul », grommelle le grand-père, pestant contre les « nouveaux seigneurs » qui, depuis l’avènement du pouvoir communiste, règnent sur la Hongrie, faisant payer aux anciens koulaks leurs privilèges d’antan. Du contexte politique et historique, rien n’est explicitement dit ici, car rien n’est vraiment clair dans la tête de l’enfant. Mais il sait qu’il appartient à la tribu des « réprouvés », qui fédère les anciens propriétaires terriens, les Juifs, les Tziganes — « tzigane », c’est le nom générique par lequel, dans le village, on appelle les chiens. Ce n’est là qu’un des mille et un détails extrêmement concrets qui abondent dans le récit, qui en sont même le principal moteur, lui conférant une authentique dimension ethnographique. La présence du réel est infinie, sidérante dans ce roman à l’estomac. Le réel dans toute sa trivialité, sa sensualité poissarde, sa brutalité insoutenable, nommé au plus juste et au plus cru par un enfant anxieux qui, pour y survivre, dispose de deux armes : une spiritualité naïve et tendre, une imagination d’enfant qui l’autorise parfois à croire en la possibilité d’une vie autre, une vie ailleurs. — Nathalie Crom

 

Nincstelenek. Már elment a Mesijás ?, traduit du hongrois par Agnès Jarfas Christian Bourgois éditeur 334 p., 20 €.

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