La Mare aux pirates

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La Mare aux pirates

Un quart de siècle plus tard, c’est une évidence : personne n’a plus radicalement cassé le moule de la bande dessinée en France que Francis Masse. La preuve : cette Mare aux pirates, publiée en 1987, aujourd’hui rééditée par Glénat, après Les Deux du balcon, un autre sommet de son œuvre que l’éditeur a judicieusement entrepris de rendre au jour en intégralité. On peut y voir une réhabilitation, tant cet auteur, admiré par ses pairs, est resté une énigme déroutante pour le grand public de la BD. Cela a duré une décennie, et puis Masse, dépité, est passé à autre chose, la peinture et la sculpture en particulier. La sensation qu’on éprouve aujourd’hui à replonger dans ces dix histoires courtes est étourdissante : c’est le léger vertige que procure une poétique de l’idée tordue, prise dans un déferlement visuel et verbal imprévisible.

On embarque à bord d’une espèce de nef des fous où une poignée de pirates pérorent et vaticinent non-stop sur le monde comme il va – mal, évidemment. Une crise financière, la manipulation génétique, l’épidémie de ­sida, les menaces latentes de l’infor­matique, l’avenir de la presse écrite menacée par l’audiovisuel, les dérives délirantes du marché de l’art : rien que du sérieux, d’apparence daté (c’est le temps glorieux du Minitel), et pourtant d’une soufflante éloquence intemporelle, tant les mêmes causes produisent les mêmes effets. Sachant que cette agora discordante, supervisée depuis son hamac par « sa grandeur gracieuse » Anar Ier, est animée par un Toulouse-Lautrec doté d’un gène napoléonien et, accessoirement, d’un clone à trois bras, un flibustier à front bas nommé Nefertiti et un perroquet volontiers jargonnant et à la culture ­encyclopédique, les seules tempêtes qu’on affronte ici sont celles de l’absurde. Mais jamais au détriment de la lucidité sarcastique avec laquelle Masse propulse le « sujet » dans une autre dimension, connue de lui seul. Où il va démontrer qu’il est temps de penser à recycler la micro-informatique familiale en industrie du presse-purée. Où il démonte aussi bien la vision égocentrique des Etats : « Com-ment un quart des peuples du globe perçoit-il les trois autres quarts qui l’embarrassent ? Comme un tiers-monde… Hop ! On divise par neuf, et miracle ! le triple est devenu le tiers ! »

Pour Masse, la BD s’apparente au free jazz : « On pose le thème, et place à l’impro. Plus le thème est solide, plus on peut prendre des risques dans l’impro. Et le scénario coule tout seul. » (1) Au cœur radioactif de la centrifugeuse massienne, il y a la friction, parfois l’antagonisme, entre ces images d’une den­sité exubérante et un texte proliférant, véritable machine de guerre contre le paresseux bon sens commun. Théâtral, paradoxal, en perpétuel mouvement, l’univers de Masse tire sa logique propre d’une bouffonnerie oblique, où tout bouge, vacille, se transforme à coups de métaphores visuelles d’un grotesque détonant. Il est plus que temps de (re)découvrir le coup de force par lequel un auteur totalement libre de ses mouvements a, un jour, imaginé que des bonshommes souvent ridicules de suffisance bornée pourraient l’aider à pousser la bande dessinée dans ses derniers retranchements.

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