La Ligne de fuite

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La Ligne de fuite

C'est un roman brutal, poisseux et sans concession. Comme pouvait l'être l'Amérique des années 1970, assommée par les vapeurs psychédéliques. Comme l'était la guerre du Vietnam, qui a vu tant de jeunes Américains s'abîmer à 12 000 kilomètres de chez eux. Son auteur, Robert Stone (1937-2015), est de ces écrivains qui se sont calcinés au contact des guerres contemporaines et des substances délictueuses — expériences dont il a tiré une puissance créatrice quasi prophétique. Converse, le héros — qui, bien sûr, n'en est pas vraiment un… — de La Ligne de fuite, est parti au Vietnam comme journaliste free-lance, afin d'emmagasiner du matériau pour un livre ou une pièce de théâtre. Avant ­cela, il écrivait pour une revue appartenant à son beau-père, Elmer, un ancien communiste en perdition : le Nightbeat, un tabloïd hebdomadaire tellement « orienté sur le sexe » qu'il est interdit de publication dans cinq Etats. De Saïgon, ou de ses rares incursions en opérations, Converse envoie quelques articles, mais sans plus. Le reste du temps, il erre dans les bars d'une ville où le vacarme des explosions n'est amorti que par les pluies torrentielles et l'humidité étouffante.

Quand il reste prostré dans sa chambre, à écouter son voisin, un journaliste hollandais qui plane toute la journée en écoutant Highway 61, de Bob Dylan, Converse observe les lézards engloutir les insectes, spectacle qu'il trouve amusant quand il est « en pleine défonce ». La fièvre, l'alcool, la fumette et, de temps à autre, quelques plaisirs tarifés avec des prostituées aux yeux maquillés, dont personne ne sait si elles sont veuves, paysannes ou officiers du Vietcong, achèvent de l'enliser. Et s'il s'interroge parfois sur les « objections morales » et la valeur de la vie humaine, il renonce vite à poursuivre.

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L'erreur fatale de Converse sera de faire passer 3 kilos d'héroïne aux Etats-Unis pour empocher quelques milliers de dollars à son retour. Sa femme, Marge, est supposée récupérer le colis, mais rien ne se passe comme prévu. Car beaucoup de monde lorgne le butin : un ancien marine, Hicks, et d'autres individus, anciens militaires eux aussi, reconvertis policiers ou agents spéciaux, qui prennent Converse en otage pour partir sur les traces de Marge et de Hicks, envolés avec la dope. Ces deux-là se lancent dans un road trip ­infernal pour échapper à leurs poursuivants. De bungalows californiens miteux en centres commerciaux, ils font escale en absorbant ce qu'ils peuvent : pilules dérivées de morphine, amphétamines, injections d'héroïne, joints à gogo, tout ce qui permet de transformer le monde physique ordinaire en floraisons hallucinatoires.

Herbe et seringue à tous les étages, petites messes désespérément festives qui tournent en vrille quand on ne sait plus distinguer ce qui est vrai de ce que l'on croit voir, réveils difficiles, avec la bouche métallique, dans des motels de fortune, les yeux hagards et les vêtements sales : c'est le sort de Marge, perdue, le regard toujours en lisière. Accro sans vouloir l'être vraiment, docile comme si la fuite était le seul indice qu'elle existe encore, elle se laisse conduire par Hicks, sa bouée de naufrage. Elle n'espère plus rien des rares moments de calme déjà annonciateurs de carnage. Quant à Converse, conscient qu'il s'est mis dans un sacré pétrin, il réalise que les Etats-Unis sont devenus un univers où les gros mangent les petits et que tout vacille, comme au Vietnam. Et bientôt les armes prendront le relais des instruments de défonce. Dans une communauté psychédélique juchée au sommet d'une montagne, le dénouement fera le tri entre poursuivis et poursuivants.

Années 1970, années funestes ? Dans ce vertigineux roman, paru aux Etats-Unis en 1974 et qui valut l'année suivante à Robert Stone le National Book Award (1,) l'Amérique, polluée par la guerre du Vietnam, est un monde en perdition. Peuplé de psychotiques, d'individus corrompus et de drogués, arrimés à des fantasmes de spiritualité. Une civilisation qui titube, qui cherche refuge dans la contre-culture ou le mensonge consumériste, et dont la raison semble s'être fourvoyée du côté du 17e parallèle. Comme si l'enfer vert avait définitivement contaminé la bannière étoilée. — Gilles Heuré

 

(1) Il a été publié en France une première fois en 1978, sous le titre Les Guerriers de l'enfer, aux éditions Le Sagittaire, et reparaît aujourd'hui dans une nouvelle traduction.

 

Dog Soldiers, traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Philippe Garnier, éd. de L'Olivier, 378 p., 22,50 €.

Le monde de Stone

 

 

Disparu en janvier 2015, à 77 ans, Robert Stone fut d'abord officier de marine, engagé très jeune dans la Navy, puis correspondant de guerre au Vietnam pour un journal britannique. Familier des auteurs de la Beat generation (Kerouac, Ken Kesey…), il s'est fait connaître comme écrivain avec La Ligne de fuite (Dog Soldiers, 1974), son deuxième roman, adapté au cinéma par Karel Reisz en 1977 sous le titre Les Guerriers de l'enfer (en VO : Who'll stop the rain). Ont suivi notamment les formidables L'Autre Côté du monde (Outerbridge Reach, 1992), La Baie des âmes (Bay of souls, 2003), ou encore La Porte de Damas (Damascus Gate, 1998) (1,) dans lequel, à Jérusalem, un journaliste est confronté aux multiples identités et conflits de la Ville sainte. Là encore, le personnage, Lucas, y flotte entre un passé douloureux et un futur dont la seule promesse semble être la dévastation. Robert Stone a publié huit romans et deux recueils de nouvelles, qui ont fait de lui l'un des écrivains américains majeurs de la fin du XXe siècle.

 

 

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