La Fête de l’insignifiance

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La Fête de l’insignifiance

Les quelque dix années écoulées depuis la parution de son dernier roman, L’Ignorance, et l’édition en Pléiade, en 2011, de deux volumes intitulés Œuvre – un singulier qui semblait bien plus définitif, exhaustif et clos que ne l’eût été la forme plurielle du même mot, « Œuvres » – laissaient penser et craindre que Milan Kundera (né en 1929) avait mis la clé sous la porte. Sans préavis et sans effet d’annonce, continuant par ailleurs à nous enchanter de temps à autre d’un de ces essais sur l’art romanesque qu’il a toujours considérés non comme des écrits secondaires, mais bien comme partie intégrante et essentielle de son corpus – « Un romancier qui parle de l’art du roman, ce n’est pas un professeur discourant depuis sa chaire. Imaginez-le plutôt comme un peintre qui vous accueille dans son atelier… » écrivait-il dans Le Rideau (2005).

Eh bien, nous nous sommes inquiétés pour rien. Voici Kundera de retour, avec La Fête de l’insignifiance, une fantaisie brève, alerte, faussement légère dans laquelle, fidèle à sa manière, à cet « art du roman » qu’il pratique et sur lequel il réfléchit depuis si longtemps, il poursuit son auscultation de l’expérience humaine, armé plus que jamais de cette « part du jeu », ce refus de « l’esprit de sérieux » qui l’attachent à nom­bre de ses écrivains de chevet, ses aïeux revendiqués, de Rabelais ou Cervantès à Kafka. Attention, qui dit refus de l’esprit de sérieux ne dit pas désinvolture ou superficialité. Comme l’indique le titre du roman, l’affaire dont il va être ici question est d’importan­ce, puisqu’il s’agit de s’intéresser à l’insignifiance comme « essence de l’existence ». Car, voyez-vous, « elle est avec nous partout et toujours. Elle est présente même là où personne ne veut la voir : dans les horreurs, dans les luttes sanglantes, dans les pires malheurs. Cela exige souvent du courage pour la reconnaître dans des conditions aussi dramatiques et pour l’appeler par son nom. »

Dans cette Fête de l’insignifiance, on s’attache donc non pas aux aventures – ce serait trop dire… –, mais aux con­versations et aux réflexions de quatre amis, Alain, Ramon, Charles et Caliban, affublés d’un cinquième larron nommé D’Argelo. Echanges/apartés/digressions, au fil desquels on se promène notamment dans les allées du jardin du Luxembourg – « là où le genre humain paraissait moins nombreux et plus libre » –, entre les statues des reines de France, quitte à y tomber nez à nez avec un brave chasseur dûment armé, qui traque le quidam osant uriner sur lesdites dignes figures de marbre blanc. On croise aussi, parfois, la mère malade ou absente de l’un ou l’autre des membres du quatuor. On voit Caliban se faire passer à l’occasion pour un maître d’hôtel pakistanais. On apprend – en tout cas on entend… – de quelle façon Staline exerçait son sens de l’humour devant les membres du Soviet suprême…

Et l’intrigue, dans tout cela ? Il n’y en a pas vraiment. En tout cas, rien qui se résume ou se raconte. En fait, voici bien longtemps qu’ouvrant un roman de Kundera on ne cherche pas à se saisir d’un fil romanesque au sens traditionnel, académique du terme. Tel n’est pas le roman que pratique l’auteur de La Plaisanterie, de L’Immortalité, que l’on a parfois lu, à tort, comme un témoin capital de son temps, de l’Histoire – le totalitarisme communiste dans les années 1970-1980, le nihilisme des années 1990-2000 –, alors qu’à ses yeux l’enjeu du geste romanesque n’est pas là. Pour Milan Kundera, la visée du roman n’est pas la représentation, encore moins la démonstration ou la distraction, mais la méditation. Une interrogation scrupuleuse sur la condition humaine, une observation lucide et minutieuse de la mécanique complexe et universelle des émotions et des vertus : le désir, le deuil, le mensonge, l’exil, l’ennui, la honte…

Il y a déjà trois décennies, dans L’Art du roman, Milan Kundera expliquait : « En entrant dans le corps du roman, la méditation change d’essence. En dehors du roman, on se trouve dans le domaine des affirmations, tout le monde est sûr de sa parole : un politicien, un philosophe, un concierge. Dans le territoire du roman, on n’affirme pas : c’est le territoire du jeu et des hypothèses. » (1) Ainsi sont donc Alain, Ramon, Charles et Cali­ban, D’Argelo, dans La Fête de l’insignifiance : les éléments d’une hypothèse, les valeurs d’une équation dont l’inconnue est encore et toujours l’homme, ses comportements, ses élans, ses passions, sa mélancolie. Mais pourquoi chacun s’obstine-t-il à porter tout ce fatras de sentiments, d’aspirations, de culpabilité… qui le leste et le rive au sol, alors même qu’au cœur de l’énigme humaine on aura beau creuser, on ne trouvera jamais qu’elle : l’insignifiance, « avec toute son évidence, avec toute son innocence, avec toute sa beauté » ?

Tournant autour de son sujet, tout en vivacité, en cocasserie, Kundera évoque ici un Cioran qui, pour une fois, se serait levé de bonne humeur – un Cioran juvénile, gaillard et farceur. En plus de l’art du roman, il maîtrise à merveille celui de toujours nous surprendre.

Extrait
« C’était le mois de juin, le soleil du matin sortait des nuages et Alain passait lentement par une rue parisienne. Il observait les jeunes filles qui, toutes, montraient leur nombril dénudé entre le pantalon ceinturé très bas et le tee-shirt coupé très court. Il était captivé ; captivé et même troublé : comme si leur pouvoir de séduction ne se concentrait plus dans leurs cuisses, ni dans leurs fesses, ni dans leurs seins, mais dans ce petit trou rond situé au milieu du corps… »

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