La Beauté du monde. La littérature et les arts

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La Beauté du monde. La littérature et les arts

A la question « Pour qui écrivez-vous ? », Jean Starobinski, aujourd'hui âgé de 95 ans, répondit en 1970 : « Pour le lecteur dont l'image se crée dans le travail même du texte. Lecteur exigeant, travail difficile : d'où mon souci de clarté, de rationalité. Je façonne un autre lecteur, un meilleur lecteur, en me corrigeant. Le lecteur est toujours au futur, cible que s'invente la flèche. » Tout est dit ou presque. Comprendre pour faire comprendre. En 1970, l'écrivain archer fit aussi paraître La Relation critique, qui devint vite un classique lu et relu par des générations d'étudiants en lettres. L'étincelle provoquée par la rencontre de ces deux mots, « relation » et « critique », fait rayonner la méthode stylée de Jean Starobinski : que cet oeil vivant étudie, lise, regarde, écoute, c'est toujours avec ce même mélange de distance et d'empathie, d'affectivité et de lucidité. La psychanalyse n'est jamais très loin : « Comprendre, c'est reconnaître que toutes les significations demeurent en suspens tant que l'on n'a pas achevé de se comprendre soi-même. »

Les deux grands massifs de l'oeuvre transversale de Jean Starobinski sont bien identifiés : le xviiie siècle, d'un côté, à travers Rousseau surtout (sujet de sa thèse de doctorat en littérature, parue en 1957 sous le titre Jean-Jacques Rousseau. La transparence et l'obstacle), et, de l'autre, la mélancolie, cette folle bile noire source de mort et d'inspiration (thème de sa thèse de médecine, Histoire du traitement de la mélancolie, soutenue en 1960 et publiée en 2012 par les éditions du Seuil dans L'Encre de la mélancolie). Un volume Quarto proposé par les éditions Gallimard permet aujourd'hui de découvrir d'autres objets, plus fragmentaires, de son désir interprétatif, qui n'ont pas toujours été fixés, repris dans des livres (1) .

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Des affinités électives majestueuses, telles que Mozart, Van Gogh, Balthus, Kafka, Bonnefoy, Chénier ; des motifs obsédants comme les statues ; des objets plus ténus comme les ruines ou le secret. Un questionnaire « Pourquoi j'écris » ; des souvenirs, comme ceux de sa fréquentation assidue de l'Orchestre de la Suisse romande, « face permanente » de Genève, à l'instar du lac… Des hypothèses, Roland Barthes en « musicien des idées » ou les femmes peintes par Garache en « officiantes », porteuses de cette « lumière qui, dans la chair, dissipe la nuit des origines ». Une centaine d'articles (parmi les quelque huit cents que comporte sa ­bibliographie !) se trouvent ainsi ré­unis dans La Beauté du monde. La littérature et les arts, publié sous la direction du traducteur et poète Martin Rueff — qui enseigne la littérature du xviiie siècle à l'université de Genève, comme jadis le maître. « Au xviiie siècle, rappelle Rueff dans la postface, se rapporter aux faits humains et tenter de les comprendre, c'est d'abord les interpréter depuis un double mouvement : critique (c'est le scepticisme actif des Lumières) et empathique (c'est leur ré­flexion sur l'affectivité, les régimes de la passion ou du sentiment). »

Dans l'histoire de la critique telle que Starobinski l'entend et la pratique — art du contraste et art du ricochet, lit-on dans la présentation de Julien Zanetta —, la figure de Baudelaire occupe une place de choix, comme le révèle le passionnant ensemble consacré au poète : « Avec Baudelaire, synthétise Starobinski, la critique accède à sa majorité ; elle atteint sa stature complète. Elle devient enfin l'égale de l'oeuvre poétique, et peut revendiquer sa pleine légitimité littéraire. […] L'adhésion aimante à l'oeuvre d'un autre coïncide avec la naissance du moi poétique. Pour dire mieux, la saisie passionnée de l'oeuvre étrangère permet la dépossession créatrice par laquelle l'individu se fait poète. » Cette hospitalité caractérise les propres essais de Starobinski dans lesquels les frontières entre littérature, histoire, science et art volent en éclats — et cela bien avant que l'interdisciplinarité soit à la mode. Sa curiosité humaniste, savante, en fait l'un des esprits les plus libres de son temps, aussi rétif aux chapelles qu'aux cloisons, aussi attentif aux temps longs de l'Histoire qu'aux détails les plus singuliers. Alors, Jean Starobinski, pour qui écrivez-vous ? « J'écris pour mes amis, en les imaginant innombrables. » — Juliette Cerf

 

(1) On regrette que l'éditeur n'ait pas jugé utile de préciser quels textes ont déjà été publiés en volumes.

 

Ed. Gallimard, coll. Quarto, 1 344 p., 30 €.

En librairie le 16 juin.

Voyage dans le siècle

 

 

Scandée de photographies, une ample section du volume Quarto, qui se lit comme le roman d'une traversée du siècle, est consacrée à la vie de Jean Starobinski, né en 1920 à Genève, et issu d'une famille de Juifs polonais — son père, Aron Starobinski, avait fui Varsovie pour étudier la médecine à Genève, où il devint immunologue. Ce dernier lui transmet l'appétit de la musique ; sa mère (Szajndla Friedmann), le goût des images. Inscrit enfant à la Maison des petits, lieu d'une pédagogie novatrice, Jean suivra plus tard un double cursus en lettres, sous le magistère de Marcel Raymond, puis en médecine. La préparation d'un examen lui permet de rencontrer sa femme, Jacqueline Sirman, à qui il avait demandé d'emprunter ses notes de cours en histopathologie… Trois garçons naissent de cette heureuse union. Après avoir été très engagé au sein des rencontres internationales de Genève, Jean Starobinski part en 1953 enseigner à l'université Johns Hopkins de Baltimore, où il fréquente Leo Spitzer et Georges Poulet – il réunira leurs approches dans son art critique. 1956, retour en Suisse qu'il ne quittera plus. C'est là, à Genève, dans le quartier de Champel, que Starobinski vit. Et publie.

 

 

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