La Ballade de Rikers Island

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La Ballade de Rikers Island

« Ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est moi qui l’ai inventée », prévenait Régis Jauffret dans la préface qu’il donnait à Sévère (2010), roman inspiré de l’assassinat du banquier Edouard Stern par sa maîtresse, en 2005. Une précaution réitérée, avec une insistance presque ironique, dans le préambule à Claustria (2012), nourri d’un autre fait divers : le crime de Josef Fritzl, le patriarche autrichien qui avait tenu sa fille enfermée dans une cave durant vingt-quatre ans, lui faisant sept enfants, dont trois connurent le sort captif de leur mère. L’écrivain est-il las de devoir répéter, au seuil de chacune de ces fictions, ce préalable où l’évidence flagrante (ceci est un roman, et ne prétend pas être autre chose) est contrainte de se faire passer pour un mensonge implicite ? Ou bien les événements qui constituent le socle de son nouvel ouvrage ont-ils fait l’objet d’une médiatisation telle que tout avertissement liminaire paraîtrait absurde ? Toujours est-il que La Ballade de Rikers Island ne s’ouvre pas sur un préavis, mais de plain-pied entre les quatre murs d’une cellule, sur l’île carcérale new-yorkaise qui constitua l’un des principaux décors de l’affaire DSK.

Pourquoi accepter de suivre l’écrivain sur ce terrain – un terrain quelque peu fangeux, miné par la saturation, l’écœurement qu’ont suscités tant le caractère scabreux des événements que l’overdose des commentaires qu’ils ont sécrétés ? Simplement parce que Régis Jauffret est aimanté par l’opacité, les dérèglements de l’esprit humain, attiré par les ressorts pervers à l’œuvre dans les relations humaines, les manipulations, les rapports de pouvoir, la violence insidieuse ou directe qui minent les liens entre les êtres ; et que, des plongées en apnée qu’il effectue ainsi régulièrement dans les zones grises de la psyché humaine, il ramène depuis plus de vingt ans des livres dérangeants, imprudents, perturbants, souvent saisissants. En deux mots : Jauffret a de l’estomac et du talent. L’aplomb, la perspicacité, sans doute aussi la déraison qu’il faut pour se colleter avec l’impur.

Alors, nous y voilà bel et bien replongés, dans la trouble, la vile affaire. Que le romancier n’entend pas éclairer de révélations inédites, mais simplement regarder, ausculter, passer au tamis de sa perception et de ses convictions, pour en livrer sa vision. Il s’en empare au moment précis où elle devient une affaire : lorsque les faits qui se sont déroulés dans le strict secret de la suite 2806 de l’hôtel Sofitel de la 44e Rue sont rendus publics, que les médias s’en saisissent, que commence le tapage, le déferlement insensé d’images et de commentaires. Comme écartant ce rideau de fumée, Jauffret se penche d’emblée sur ses quatre personnages centraux, pour ne plus les quitter. Soient donc : l’homme politique français, président d’une institution financière internationale, incarcéré à la prison de Rikers à la suite d’une plainte pour agression sexuelle ; son épouse, à Paris, tirée du sommeil un dimanche de mai à l’aube par un appel téléphonique la prévenant de l’arres­tation de son époux ; la femme de chambre d’origine africaine qui accuse le dignitaire de viol – Nafissatou Diallo, elle seule est ici nommée ; enfin l’écrivain, qui commence son enquête en décollant pour l’Afrique, espérant y trouver les traces de celle qui, parmi les protagonistes, l’intéresse et l’émeut au plus haut point – parce qu’elle est l’inconnue, parce qu’elle est sans voix et sans grade, parce qu’elle est la victime : Nafissatou Diallo.

S’attachant aux premiers jours de l’affaire, le roman de Régis Jauffret progresse ainsi sur plusieurs fronts parallèles. Le portrait de l’accusé en Minotaure priapique encagé, aux accès d’arrogance et de rage désormais dérisoires, voire grotesques, rongeant son frein devant ses juges et ses geôliers, n’est pas le plus prenant. Peut-être parce que, en matière d’ogre, de figure masculine perverse voire maléfique, le tableau magistral qu’avait donné le romancier de Josef Fritzl dans Claustria nous est trop fortement resté en tête. En fait, c’est lorsque Régis Jauffret se tient du côté des femmes, au plus près d’elles et de leur désarroi, que cette Ballade de Rikers Island acquiert sa profondeur. Dans les pages où se déploie la détresse de l’épouse, où se dessine l’entre-deux-eaux fait de chagrin, de colère, d’orgueil blessé, de sentiment d’abandon et de trahison où elle se débat. Dans le récit de la quête de l’écrivain en Afrique, puis à New York, d’abord décousue, aléatoire, frustrante, presque décevante, mais gagnant peu à peu en intensité – en fait, à l’image du roman lui-même, dont le mouvement est un crescendo.

Une investigation au fil de laquelle les témoins de l’enfance de la jeune Guinéenne souvent se dérobent, se taisent. A partir de ces silences, le romancier écrit peu à peu la destinée d’une jeune fille africaine malmenée par l’ordre patriarcal, rattrapée adulte par la fatuité masculine toute-puissante, mais aussi par l’ordre social et racial en vigueur de l’autre côté de l’Océan, là où elle avait cru pouvoir échapper à son sort. Tel est le regard de Jauffret, son parti pris assumé, son interprétation de « l’affaire DSK » : hautement politique. Entendez par là : féministe, humaniste, empathique, engagé. Discutable, évidemment. Car qui est-il pour prétendre, sur ces faits, détenir une vérité et en convaincre qui que ce soit ? Personne en particulier – d’ailleurs, ne croyez pas que cette histoire est réelle, c’est lui qui l’a inventée…

 

EXTRAIT
« Elle marche vers Central Park. Elle se dit qu’elle est seule sous le ciel bleu. Les passants dans les allées sont des personnages imaginaires. Son époux, une image grotesque qu’elle évacue à chaque pas, dans un éternuement. Elle s’assoit sous les arbres. Aussitôt, la voilà qui trébuche. L’hypothèse du réel, redevenue une certitude, une douleur. Même le souvenir de leur première nuit, il l’avait profané, cabossé, rendu poisseux par ses épanchements adultères. Un homme, une déception, et ces cachets qui tiraient vers sa trompe tout le sang de sa tête. Un éléphant dans le magasin de porcelaine de l’ambition, et elle qui paierait jusqu’au bout les pots cassés. Elle romprait comme on s’envole. Elle n’aurait pas la faiblesse de finir au fond du pot conjugal que son mari continuerait à remplir des ordures de la trahison… »

 

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