Judas

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Judas

Ils sont trois personnages, rassemblés comme à huis clos. Une intimité non exclusive, dans laquelle s’immisce l’atmosphère extérieure. A commencer par celle de la ville, en cette fin de l’année 1959 : le froid de l’air, le gris du ciel, le grand silence des rues trop calmes et trop vides. « Cet hiver, Jérusalem était paisible, comme absorbée dans ses pensées. De loin en loin, on entendait sonner les cloches des églises. Une légère brise venue de l’ouest s’engouffrait dans les cyprès, ébranlant les cimes et le coeur de Shmuel. » Shmuel est l’un des trois protagonistes de Judas. Il en est même la figure centrale, si on envisage ce grand livre d’Amos Oz comme un roman d’apprentissage — ce qu’il est, mais à quoi on ne saurait le réduire.

Shmuel a 25 ans, il est hypersensible et idéaliste, en outre « corpulent, barbu, timide, émotif, socialiste, asthmatique, cyclothymique, les épaules massives, un cou de taureau, des doigts courts et boudinés : on aurait dit qu’il leur manquait une phalange ». Plaqué par sa petite amie et sans un sou en poche, il vient de décider de planter là ses études, le mémoire qu’il a entrepris sur « Jésus dans la tradition juive », pour occuper le poste d’homme de compagnie, logé, nourri, blanchi, auprès d’un vieil intellectuel invalide. Lui, c’est Gershom Wald, un grand vieillard laid, physiquement diminué mais inlassable dissertateur, érudit, sceptique, caustique. Avec lui cohabite Atalia Abravanel, la femme qui complète le trio. Autour duquel le romancier convoque aussi, au gré des pages et de l’évolution de son intrigue, nombre de fantômes : celui d’un fils disparu, d’un époux mort, d’un père renié. Et surtout, celui de Judas Iscariote, l’apôtre qui, par un baiser, livra Jésus à ses bourreaux — l’incarnation même du traître selon la tradition chrétienne qui fit de son geste son principal argument antisémite.

Tenant fermement ce thème de la trahison comme fil conducteur à son intrigue — et s’interrogeant : chacun de nous n’est-il pas le traître d’un autre ? — Amos Oz ne craint pas de puiser à la théologie, à l’histoire des relations entre judaïsme et christianisme ou à celle du sionisme et de la fondation de l’Etat d’Israël, pour tisser l’apprentissage intellectuel, politique et sentimental de Shmuel d’éléments théoriques et de développements philosophiques ou historiques passionnants. Judas est un roman d’idées, c’est incontestable. Un roman puissant et audacieux, dans lequel, de bout en bout, la rhétorique et la confrontation des points de vue tiennent une place essentielle.

Mais c’est aussi, et tout autant, dans un même geste romanesque remarquable, une fiction poignante et roborative, portée par les pensées et les émotions de Shmuel, Wald et Atalia, habitée par le passé de chacun, hantée par leurs erreurs, leurs fidélités et leurs reniements. Personnages cernés par la perte, le deuil, les spectres, ils ne sont jamais, pour Amos Oz, de plates figures métaphoriques, mais des êtres de chair, de sang, de désirs, d’incertitudes, de chagrins, de tourments — auxquels, ultimement, Amos Oz invite Judas à se joindre. Judas qui se raconte alors à la première personne et que le romancier invite à regarder, non plus comme le Traître en majuscule, mais comme un homme aveuglé par la foi et rongé par le désespoir. Devenu un assassin par excès de vertu et de passion. Parce qu’il croyait au miracle. Judas, peut-être « le premier chrétien […]. Le dernier. Le seul ». — Nathalie Crom

 

Ha besora al-pi yehuda iskariot, traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen, éd. Gallimard, 352 p., 21 €.

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