Interrogatoire du masque

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Interrogatoire du masque

Miquel Barceló a trempé son pinceau dans le rouge, pour tracer sur le papier vergé un profil d’oiseau qui n’est pas sans évoquer le masque au long nez de Scaramouche ou de Capitan, tel qu’on le voit se multiplier depuis le Moyen Age dans les rues de Venise, à l’heure du carnaval. L’image figure au seuil de cet essai de Jean Starobinski, Interrogatoire du masque, qui pourrait apparaître comme le dénouement épuré, décanté, de la réflexion menée depuis plus d’un demi-siècle par l’écrivain et essayiste — il a fait du masque, symbole et métaphore du travestissement, du paraître et de l’illusion, l’un des motifs essentiels et récurrents de son travail. Le livre est sans doute, effectivement, une forme d’épilogue stylisé, mais il constitue aussi, en réalité, un retour à la source : sous ce très beau titre déjà, Interrogatoire du masque, le jeune Starobinski (né en 1920) avait fait paraître, en 1946, dans la revue Suisse contem­poraine, qui accueillait ses premiers textes critiques, celui que nous avons aujourd’hui sous les yeux — en partie remanié, sûrement, mais dont frappent, outre ce motif originel du mas­que, la fluidité, la profondeur, une beauté certaine de la forme associée au souci scrupuleux mais jamais laborieux du déchiffrement, qui demeu­reront les caractéristiques de la démarche et de l’oeuvre de Starobinski.

Le prélude est autobiographique : « Il persiste en chacun de nous une région d’enfance où les masques sont puissants. Ils apparaissent entre la nuit et le jour, mais la nuit tombe vite, et tout un champ de foire s’allume pour les recevoir. La grande folie du Carnaval agite ses oripeaux… » Nous ne sommes pas à Venise mais à Genève, décor de l’enfance de Jean Starobinski, où chaque année en décembre se tient une fête populaire et patriotique appelée l’Escalade, prétexte notamment à des « diableries carnavalesques ». « C’était, dans la nuit hivernale, un moment d’étrangeté, qui a perduré dans ma ­mémoire, écrit Jean Starobinski. C’est même l’une des sources de l’intérêt que je devais prendre, plus tard, à étudier, parmi les échos éveillés en moi, le motif littéraire de l’irruption des masques et de leur dénon­ciation. » Vertige, malaise de l’enfant, « démuni dans le froid nocturne saturé de frayeurs », dans l’obscurité traversée par ce défilé de figures grotesques : « Il faudrait être joyeux, mais l’angoisse hérisse en moi mille épines. Cette gaîté n’annonce rien de rassurant, trop de choses stridentes s’y mélangent ; et cette joie où je m’oriente mal sert de prétexte à d’horribles mystères dont la menace se distingue vaguement partout. »

Voici amorcée la méditation de l’écrivain, qui décline les pouvoirs, les vertus et les paradoxes du masque, au moyen duquel on s’exhibe et se cache tout à la fois, on se ­dérobe et on impose sa présence. Le masque, aussi, « matérialisation mimétique du passage à un autre niveau d’existence », par lequel l’homme, parfois, au théâtre ou dans les rituels religieux, trouve à s’extraire hors du présent, du trivial, hors de lui-même, pour se rapprocher des dieux. Mais le mas­que n’est pas forcément fait de papier mâché, d’étoffe et de plumes, il ne se rencontre pas que durant la parenthèse enivrante du carnaval ou sur les scènes des théâtres où se rejoue la tragédie antique. A présent, « Carnaval est mort, mais tout est plein de mas­ques » — ceux-là non pas portés à décou­vert, mais « sous la peau ». Les moralistes — à commencer par Molière et son Tartuffe — ont traqué ce « masque intériorisé », cette « tromperie morale », ce mensonge. Poursuivant sans lever la plume ni s’éloigner jamais de son si fertile ­motif, Starobinski en arrivera bientôt à poser quelques réflexions ­saisissantes sur l’homme moderne et sa relation contrariée à la réalité, la surface des choses et leur ­profondeur — les totalitarismes, la tentation nihiliste entrant alors dans le champ de sa méditation, ultimement drapée d’une intense gravité. — Nathalie Crom

 

Ed. Galilée, 90 p., 17 €.

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