Histoire des émotions. Tome 1 : De l’Antiquité aux Lumières

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Histoire des émotions. Tome 1 : De l’Antiquité aux Lumières

Qu’y a-t-il de commun entre un patricien et un moine mélancolique du xiiie siècle, entre un prince courroucé du xve siècle et un poète romantique à l’âme inquiète ? Rien, si l’on s’en tient légitimement aux structures sociales et politiques et aux contextes culturels et religieux qui différencient les conditions et les croyances en fonction des périodes envisagées. Rien, si ce n’est que l’émotion, avec les différentes grammaires qui ont tenté de la cerner au cours des siècles, est un objet d’histoire impalpable que les historiens peuvent avoir l’audace d’aborder. C’est donc en cherchant à exhumer des sentiments ou des passions, individuelles ou collectives, que, sous la houlette d’Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello — trio déjà gagnant d’une Histoire des corps (2005) et d’une Histoire de la virilité (2011), chacune en trois volumes —, ils se sont lancés collectivement dans cette Histoire des émotions.

Folle entreprise sans doute, tant le pari de « déceler des univers impensés » et, surtout, d’évaluer historiquement les émotions dans les textes ou l’iconographie depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle (pour les deux premiers tomes) peut sembler risqué. Mais elle traduit bien la volonté de ne pas laisser des territoires en friche, en convoquant de multiples disciplines comme l’épigraphie, la neurobiologie ou la psychologie cognitive, afin d’en inclure les apports dans la recherche historique. L’idée était dans l’air depuis longtemps, Lucien Febvre ayant déjà invité, au seuil des années 1940, à « reconstituer la vie affective d’autrefois ». Depuis les années 1980, les recherches ont avancé, et cette Histoire des émotions en rassemble les analyses. De quoi s’agit-il ? « Altération », « troubles », « mouvement ­excité des humeurs » : le dictionnaire de l’Académie du xixe siècle patauge un peu. On ne saurait lui en tenir rigueur, tant la définition s’avère délicate. C’est que, comme l’écrivent d’emblée les trois maîtres d’oeuvre d’aujourd’hui, « l’émotion, dans ses variétés historiques, ses nuances, ses déclinaisons, reflète d’abord une culture et un temps. Elle répond à un contexte, épouse un profil de sensibilité, traduit une manière de vivre et d’exister, elle-même dépendante d’un milieu précis, singulier, orientant l’affect et ses intensités ».

On est certes ému depuis longtemps. Maurice Sartre, dans une passionnante contribution, rappelle qu’Achille pleura à la mort de Patrocle et qu’Ulysse prit soin de cacher ses émotions quand il revint incognito à Ithaque. Mais l’on ne devait pas s’émouvoir pareillement selon que l’on était une femme ou un homme, un guerrier ou un esclave. A Rome, les orateurs n’hésitaient pas à décliner la gamme des émotions dans l’art de l’éloquence. Le christianisme médiéval prit en compte les passions et les termes latins qui désignaient les plaisirs ou les souffrances pour en orienter les destinations : pour le Bien vers Dieu ou pour le Mal vers Satan. Ainsi le chrétien devait cultiver les bonnes émotions, convaincu éventuellement par des prédicateurs dont les sermons rivalisaient d’artifices émotionnels pour encourager les conversions. Au xviie siècle, les choses se précisèrent encore, la raison s’en mêlant pour distinguer les sortes d’amour, comme le fit Descartes. Pauline, quant à elle, avouera, dans Polyeucte, de Corneille, que bien que sa raison parvienne à tyranniser ses sentiments pour le « dehors », « le dedans n’est que trouble et sédition ».

Jusqu’au xixe siècle, médecins et écrivains vont encore explorer les « états » de l’âme et du corps pour comprendre comment ils s’articulent, s’imbriquent et pèsent sur les comportements. Quant aux émotions populaires qui secouent les régimes, elles passionneront les théoriciens politiques. Cette Histoire des émotions plonge donc son lecteur dans l’univers fascinant du ressenti, et l’invite aussi à lire les textes littéraires qui l’avaient appréhendé. — Gilles Heuré

 

Ed. du Seuil, 550 p. et 470 p., 39,90 € le vol.

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