Histoire de la violence

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Histoire de la violence

Il y a de la douleur à lire le deuxième, et dérangeant, et puissant roman d'Edouard Louis, 23 ans. Et de la peur. Comme si cette Histoire de la violence était aussi, était surtout une violence qu'il s'infligeait à lui-même — et à nous autres lecteurs — pour y voir plus clair, pour vivre en vérité, sinon en paix. Ne cite-t-il pas en épilogue cet extrait de Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas (1995), du Prix Nobel hongrois Imre Kertész : « Il s'avéra qu'en écrivant, je cherchais la souffrance la plus aiguë possible, à la limite de l'insupportable, vraisemblablement parce que la souffrance est la vérité, quant à savoir ce qu'est la vérité, écrivis-je, la réponse est simple : la vérité est ce qui me consume. » Expérience mystique que cet authentique récit d'un viol suivi de tentative de meurtre, ce soir de Noël où naît le rédempteur de tous les péchés ? Si l'auteur se demande pourquoi il n'a pas jeté sa médaille de baptême, elle est là pourtant, qui sera même volée par son bourreau…

Edouard l'a rencontré en rentrant chez lui, place de la République, après un réveillon avec ses amis Didier et Geoffroy. Reda cherchait l'aventure, voulait boire un verre, lui contant l'histoire de son père, émigré kabyle. Vaguement séduit, Edouard l'invite à monter dans le studio qui va devenir la scène de crime d'un odieux huis clos. Après avoir fait l'amour, Edouard — l'enfant pauvre, exclu et mal aimé d'En finir avec Eddy Bellegueule, le premier roman confession (2014) — s'aperçoit que Reda a piqué son téléphone. Il réagit mal. Tout se détraque. Paniqué, le voleur dérape, frappe, étrangle, viole son amant. Puis s'enfuit en quémandant son pardon. Scène enfiévrée digne de Dostoïevski, Genet, Pasolini ? Scène archaïque de tragédie antique autour de laquelle va s'enrouler tout le roman, deux cent quarante pages durant…

Edouard Louis aime le théâtre, les phrases (ou répliques) longues, les chapitres (ou scènes) sèchement numérotés. Il a emprunté son pseudonyme à un personnage du dramaturge Jean-Luc Lagarce, mort du sida en 1995 ; et, comme celui de Lagarce, son théâtre se veut « vrai » ; pas dans la métaphore ou la sublimation chères aux lyriques Genet ou Pasolini. Mais exact. Jusqu'au nom de l'agresseur — Reda — et au prénom des amis : Didier (Eribon), Geoffroy (de Lagasnerie). Seule la forme du livre renvoie à la fiction, admirablement architecturée en flash-back cinématographiques et jeux de miroirs baroques. Car, à sa propre mémoire des faits, à son témoignage tout d'ombres et de regrets, Edouard Louis superpose bientôt celui de sa soeur Clara racontant à son mari les confidences que vient de lui faire son jeune frère, réfugié chez elle quelque temps après le viol et couché derrière la porte où elle parle à haute voix. Dans ce Nord de l'enfance mal-aimée, où Eddy Bellegueule — lui-même déjà — a tant souffert, autrefois.

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Comme dans En finir avec Eddy Bellegueule s'affrontent ici deux langues. La cultivée qu'Edouard partage désormais avec Didier et Geoffroy, les complices sociologues, et dans laquelle il leur raconte son viol, commente leurs réactions et celles de sa soeur, à la manière d'un monologue intérieur. La langue prolo mal foutue mais charnue de ladite soeur, Clara, et des années martyres qu'elle lui évoque. Ces deux langues-là, pourtant, sont aussi mensongères l'une que l'autre, piègent dans leurs expressions, choisies ou non, emprisonnent, étouffent. Alors Edouard Louis semble ici bizarrement écrire à travers, au-delà. « Quand j'écris je dis tout, quand je parle je suis lâche », lit-on dans Histoire de la violence. Par la structure même du roman, il fait exploser les mots et leurs prises de pouvoir sournoises. Résultat d'un visible travail, cette matière-là plonge peu à peu le lecteur dans une violence souterraine, qui jamais ne s'avoue telle — aucune description scabreuse, aucune situation pornographique —, mais qui pourtant saisit. Et ronge.

Comme son maître Pierre Bourdieu, Edouard Louis pense que la violence noue et dénoue les relations sociales. Les contamine. Alors il a voulu en faire son arène littéraire. Histoire qu'on la reconnaisse et peut-être l'arrête. Son violeur et meurtrier Reda n'est-il pas le dernier maillon d'une longue chaîne de terreurs infligées par l'Histoire et la société à son peuple kabyle, à sa classe de migrants ? Lui-même Edouard, avant d'être sauvé par les études, n'a-t-il pas volé comme Reda, son voleur ? Est-il si loin de son bourreau ? Voilà pourquoi il hésite tant à porter plainte au commissariat, se sent raciste après sa déposition. Se méprise. Dans sa composition chahutée et quasi plastique — cubiste, expressionniste ? —, Edouard Louis fait entendre que c'est en pénétrant la violence du monde qu'on trouvera la vérité cachée de notre société ; en se mettant du côté de ceux qu'elle tyrannise qu'on déchiffrera ses secrets et pourra les effacer. Car la violence engendre la violence, disait déjà la Bible. Et ceux qui en sont victimes la reproduisent sur d'autres.

En plus d'une étrange quête métaphysique et artistique, Histoire de la violence est le témoignage d'un écrivain engagé. De sa révolte contre le racisme ordinaire, l'homophobie, la misère de la relation à l'autre. Et qu'on ne s'interroge pas sur la véracité de ce « roman de soi » polyphonique : ni vraiment autofiction (trop politique), ni même autobiographie (trop ambitieux). Car Edouard Louis y affirme de toute façon que seul le mensonge, la négation de la réalité lui ont permis à lui de résister dans ce monde qui ment. Rien de plus vertigineux, de plus bouleversant, de plus… violent que la quête de vérité d'un artiste condamné au mensonge. — Fabienne Pascaud

 

Ed. du Seuil, 240 p., 18 €.

Extrait

 

 

« Je ne reconnaissais plus ce que je disais. Je ne reconnaissais plus mes propres souvenirs quand je les racontais ; les deux policiers me posaient des questions qui me contraignaient à exposer la nuit avec Reda autrement que je l'aurais voulu et je ne reconnaissais plus ce que j'avais vécu dans la forme qu'ils imposaient à mon récit, je me perdais, je savais qu'une fois avancé dans ce récit, par ce qu'ils me demandaient ou par les directions qu'ils me faisaient prendre, il était trop tard pour revenir en arrière, ce que j'aurais voulu dire était perdu, je sentais que si une chose n'était pas dite au moment où elle devait l'être elle disparaissait, sans possibilité de retour, irréversiblement, la vérité s'éloignait, s'échappait, je sentais que chaque parole prononcée devant la police rendait d'autres paroles impossibles l'instant d'après et pour toujours, je comprenais qu'il y avait certaines scènes, certaines choses qu'il ne fallait pas dire pour me souvenir de tout, qu'on ne peut se souvenir qu'en oubliant, et que si la police me forçait à me souvenir de ces choses-là alors c'était tout que j'oublierais. »

 

 

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