Fin de mission

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Fin de mission

« Une armée, c’est essentiellement une énorme menace de violence, ou c’est la violence déjà en action : ce n’est jamais autre chose que cela », a expliqué Tobias Wolff, l’auteur de Dans l’armée de Pharaon (1994), l’un des grands livres contemporains sur la guerre. Wolff y raconte ses « souvenirs d’une guerre perdue » à laquelle il participa, trente ans plus tôt, au Vietnam. Phil Klay n’a pas attendu tant de temps pour coucher sur le papier sa propre expérience de soldat. En 2007-2008, à l’âge de 25 ans, il était en Irak, engagé volontaire dans le corps des marines déployé dans la province d’Anbar. L’an dernier, il publiait Fin de mission, une immersion saisissante de réalisme en plein théâtre des opérations militaires américaines en Irak, récompensé par le National Book Award. Douze nouvelles qui disent crûment, durement et explicitement la violence et la terreur qui règnent en souveraines sur ce théâtre guerrier, et face à cela, les réactions désorientées de la psyché humaine, comme entamée par quelque chose d’inguérissable, d’irrémédiable et d’intransmissible. Lorsqu’on l’interroge aujourd’hui à ce sujet, Phil Klay cite volontiers le poète et pacifiste anglais Siegfried Sassoon, pour qui « l’homme qui a vraiment connu le pire de la guerre est définitivement séparé de tous les autres hommes, exceptés ses compagnons d’armes ».

Sur l’expérience de la guerre, l’un des narrateurs de Fin de mission a ces mots, entre ironie et désespoir : « Tout le monde présumait que mon âme était profondément marquée par ma rencontre avec le Réel : le monde-tel-qu’il-est, dur, sans fard, violent (…), un séjour au Coeur des Ténèbres qui, s’il ne vous détruit pas, vous rend plus triste et plus sage. C’est des conneries, bien sûr. A l’autre bout du monde, j’avais principalement appris que, oui, même les durs pissent dans leur pantalon quand la situation devient effrayante, et que, non, ce n’est pas agréable de se faire tirer dessus, merci bien. » Ils sont douze, les narrateurs qui se relaient, au fil des douze récits, pour raconter chacun, à la première personne et d’une voix, d’un ton singuliers le quotidien du soldat, qu’il soit artilleur, aumônier, démineur, logisticien ou membre du terrible service des affaires mortuaires. Douze hommes pas même en colère pour dire la fureur soudaine des combats, la menace des snipers, les mines qui explosent au passage d’un convoi, les cadavres qui parfois pourrissent à l’air libre, autour d’eux les chiens errants qui lapent les flaques de sang… Dire la mort — celle qu’on redoute, celle qu’on inflige. Dire aussi les longs moments d’ennui, le dégoût, les cauchemars, l’envie de penser à autre chose. Et, au retour du guerrier auprès des siens, le fossé qui s’est creusé, la difficulté à ­reprendre la vie ordinaire auprès d’amis, de fiancées, de frères, de parents qui ne savent rien de ce qui s’est passé là-bas, à des milliers de kilomètres de l’Amérique paisible, et ne pourront jamais l’entendre.

Ce qui frappe et étreint, au fil des pages de Fin de mission, c’est la justesse des voix qui se succèdent, et l’infinie nuance de la représentation de la guerre et de la psychologie du guerrier, qu’ensemble ces voix dessinent. Ni pacifiste ni belliciste, Fin de mission n’est en rien un plaidoyer ou un réquisitoire. Un constat plutôt, âpre et lucide, teinté d’un humour sans illusion, mais sans cynisme non plus. Sous-tendu par un humanisme essoré de toute trace de candeur, que l’expérience des combats a pu ébranler, mais non pas entamer. — Nathalie Crom

 

Redeployment, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par François Happe Ed. Gallmeister 320 p., 23,80 €.

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