Fairyland

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Fairyland

Dans son journal intime, un jour de l’année 1975, le poète américain Steve Abbott (1943-1992) avait noté, à propos de sa fille Alysia, alors âgée de 5 ans : « Ai l’idée d’un roman intitulé « La Fille du gitan », à propos d’Alysia. Ça commence sur mon lit de mort — elle se souvient comment ç’a été de grandir avec moi comme père… » Ce roman, Steve Abbott ne l’a pas écrit, mais il existe bel et bien aujourd’hui ; il ne s’appelle pas « La Fille du gitan », mais Fairyland, et c’est Alysia qui en est l’auteur. Fairyland, ou l’histoire d’une enfance peu ordinaire. L’histoire belle, et tendre, et bousculée, d’un duo : Steve Abbott, poète et activiste homosexuel, membre de la communauté hippie de San Francisco dans les années 1970-1980, et Alysia, sa fille donc, orpheline de mère à l’âge de 2 ans, élevée par ce père atypique dans l’ambiance bohème et libertaire du quartier de Haight-Ashbury. Largement nourri d’extraits des écrits intimes de son père, dont Alysia Abbott prit connaissance au lendemain de sa mort — malade du sida, Steve Abbott est mort en 1992 —, Fairyland peut même être lu comme un livre à quatre mains, dans les pages duquel le regard rétrospectif de la fille, sa mémoire recomposée trouvent un écho, concordant ou contradictoire, dans les annotations au jour le jour laissées par le père.

Deux points de vue accolés pour composer un seul récit : c’est l’un des intérêts de ce délicat texte autobiographique dans lequel Alysia Abbott positionne toujours, au centre de l’image, non pas simplement l’enfant qu’elle fut, mais la paire qu’ils constituaient tous les deux. Leur proximité affectueuse et indéfectible. Elle, gamine entourée, ­aimée, heureuse en dépit des difficultés ressenties, de plus en plus intensément en grandissant, à assumer l’homosexualité de son père, son mode de vie marginal. Lui, père célibataire et gay dont elle dresse un tendre portrait : « Quand je repense à papa aujourd’hui, c’est avant tout son innocence qui me revient à l’esprit. Sa gentillesse. La douceur de ses manières. Ce n’était pas un dur… »

Parce qu’« il n’était pas facile d’être un père célibataire homosexuel dans les années 1970 […], parce qu’il ne s’était pas senti libre d’être véritablement lui-même durant son enfance et son adolescence à Lincoln, dans notre Fairyland, notre féerie, il m’a élevée au moyen de frontières mouvantes », écrit Alysia Abbott. Dans son journal, Steve Abbott, lui, notait : « Je ne m’efforce pas de faire d’elle une homo. Je ne dissimule pas mon homosexualité pour qu’elle devienne une adulte hétéro. Mais elle peut voir qu’il y a de nombreuses orientations et maintes façons d’être. Espérons que lorsqu’elle sera adulte nous vivrons dans une société où les dichotomies homo-­hétéro et homme-femme ne seront pas si importantes. Où les gens pourront simplement être ce qui leur paraît naturel, là où ils sont le plus à leur aise. »

En toile de fond de leur intimité tantôt douce, tantôt contrariée se dessine l’époque : le militantisme du quartier du Corso, incarné par Harvey Milk, premier conseiller municipal homosexuel de Californie ; les croisades réactionnaires des conservateurs ; la bohème artistique de l’îlot de Haight-Ashbury, creuset de tolérance, bouleversé par l’épidémie de sida au milieu des années 1980 : « Les membres de la population ­homo de San Francisco se repliaient sur eux-mêmes, soit parce qu’ils étaient gravement malades, soit parce qu’ils s’occupaient de proches en train de mourir, ou vivant dans un état de choc perpétuel à cause des décès qui se multipliaient derrière tant de portes closes. » Haight Street, décor de l’enfance d’Alysia Abbott, évoque désormais la « route obscure et solitaire, hantée seulement par des anges malades » du poète Edgar Allan Poe ­— Steve Abbott fut de ces anges, Fairyland est son tombeau. — Nathalie Crom

 

Fairyland : A memoir of my father, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Nicolas Richard, éd. Globe, 384 p., 21,50 €.

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