Faillir être flingué

Ajouter un commentaire

Faillir être flingué

S’il est, dans la jeune génération des écrivains français, une intelligence, une voix, une volonté singulières à l’oeuvre, une individualité étourdissante et radicale, c’est bien elle, Céline Minard — 40 ans et des poussières, et déjà une bibliographie constituée si originale qu’il ne semble pas déraisonnable, pas abusif d’employer à son propos le terme d’oeuvre. Céline Minard a quelque chose comme une longueur d’avance. Au moins. Une liberté d’esprit, une sorte d’indépendance crâne qui la maintiennent sur la route qu’elle s’est choisie, et dont elle décide, seule, du tracé, de ses inflexions et bifurcations. Bien malin qui dirait aujourd’hui où la mènera cet itinéraire d’électron libre, surdoué et survolté, dont Faillir être flingué est le septième jalon. Aussi inattendu, aussi puissamment incarné que l’étaient notamment Le Dernier Monde (2007), flamboyante épopée du dernier survivant d’une espèce humaine rayée de la carte, Bastard Battle (2008) ou Olimpia (2010), pseudo-incursions dans l’Histoire, ou So long Luise (2011), récit testamentaire d’une vieille écrivaine — romans dont la seule parenté réside dans la capacité de Céline Minard à tisser chaque fois un tissu sonore différent, mais toujours opulent, incongru, somptueux.

C’est l’espace américain — avec lui, l’imaginaire, la mythologie fondatrice des Etats-Unis — qu’elle investit cette fois. En faisant même, en quelque sorte, le personnage central du roman. Le wilderness, la grande prairie telle que l’a décrite Fenimore Cooper dans le cycle Leatherstocking (Histoires de Bas-de-Cuir), sanctuaire d’une nature sauvage et inviolée, plateaux infinis, forêts profondes et montagnes abruptes où cohabitent chevaux, ours, lièvres, faucons et peuples indiens. De fait, c’est au moment où les pionniers investissent cette immensité inapprivoisée à la réputation de terre promise, repoussant toujours plus loin l’immatérielle frontière entre l’Est colonisé et l’Ouest sauvage, que Céline Minard décide d’intervenir dans l’Histoire en marche des Etats-Unis naissants. Faisant surgir dans ce décor grandiose toute une série de personnages, interlopes ou rêveurs, toujours formidablement vivants, que la culture populaire américaine nous a rendus familiers : une Indienne aux pouvoirs chamaniques, seule rescapée du massacre de sa tribu ; des pionniers et leurs chars à boeufs englués dans la plaine humide ; des voleurs de chevaux de tout poil ; des aventuriers sans foi ni loi et des paumés ; des entrepreneurs divers et variés, éleveurs de brebis, commerçants ou farouche tenancière de saloon, premiers habitants d’une ébauche de ville surgissant au coeur de la prairie…

Si courent bel et bien, en filigrane des pages du roman de Céline Minard, les grandes thématiques du western traditionnel ou moderne — la confrontation entre nature et civilisation, le face-à-face entre l’Indien et l’homme blanc, la violence des colons —, il serait erroné pourtant de voir, dans cette fresque, une parodie du genre. Faillir être flingué est un western tout court, un vrai. Un grand roman saisissant de maîtrise, mais aussi souvent époustouflant de beauté, dans lequel le mouvement narratif savamment mené, la truculence des scènes triviales, l’humour des dialogues s’inscrivent sur une toile de fond éminemment contemplative — un songe qui prend source dans les admirables descriptions de l’espace, des éléments, des paysages, des traces qu’y impriment le passage des animaux et les hommes. — Nathalie Crom

 

Ed. Rivages 328 p., 20 €.

Commandez le livre Faillir être flingué

Laisser une réponse