Face au Styx

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Face au Styx

Croire qu’on peut écrire un article sur ce roman parce qu’on a des mots, des virgules et des points à disposition, c’est comme se sentir autorisé à danser sur la scène du Bolchoï sous prétexte qu’on a des pieds et des mains comme tout le monde. Dimitri Bortnikov secoue tant de lettres et de points d’exclamation, dans son livre-percussion, il jette tant de phrases à la face du monde, tant d’apostrophes aux vivants et aux morts, qu’on a l’impression qu’il a pris tout le langage disponible, ne laissant derrière lui que vide et silence. Là où passe la plume de Bortnikov, la parole ne repousse plus. Sauf après une période de réanimation, de jachère cérébrale. Alors le lecteur retrouve ses esprits et se dit qu’il n’a pas rêvé : une écriture céleste et rocailleuse lui est tombée sur la tête.

Comment tenir debout quand on lit l’histoire d’un homme en perte d’équilibre, vacillant sur sept cent cinquante pages ? Un Russe prénommé Dimitri, qui grenouille à Paris. Tiens, tiens. Mais surtout, « très surtout », dirait Bortnikov, n’attendez pas le testament français académique d’un écrivain post-soviétique fou de notre pays. D’abord parce que Dimitri Bortnikov n’est pas du genre à s’incliner. Il aime plutôt faire un peu peur. Même les majuscules n’osent pas se dresser après les points de son livre, c’est dire. La nostalgie, très peu pour lui, inutile de pleurer sur ce qui fut : « le temps s’affole la bête ! hors de cage, l’époque ! putain et cieux ! en un rot tout a changé ! Mitterrand — c’est déjà le XIXe ! de Gaulle — c’est le Moyen Age ! houuu ! déjà trop loin même pour les presbytes ! Staline, Hitler et toute la clique ! on dirait — temps d’Homère ! je parle pas de Lénine ! âges légendaires ! le même sac pour les tsars et Ulysse ! Robespierre et Saint-Just — aussi près que Baba Yaga ! et puis ça s’accélère de jour en jour ! »

Pour conjurer le temps qui passe, Dimitri vit avec les morts. Il a trouvé le petit boulot idéal : aide-ménager pour personnes âgées. Deux tabourets et une porte, il a toujours ce qu’il faut à portée de main pour déposer les corps désertés par la vie. Mais attention, pas de cynisme chez lui. Dimitri s’attache, surtout aux vieilles dames à bout de souffle, capables de s’inventer des fréquentations avec Churchill ou de se pendre au-dessus des packs d’Evian qu’il n’avait pas achetés pour cela. Parmi ses amis de pensée, avec lesquels il dialogue nuit et jour, défunts brillants cousus derrière ses paupières comme des pierres précieuses, il y a son grand-père, une fillette moldave, un ami d’enfance pendu lui aussi — c’est une manie dans son entourage, peut-être pour tisser un lien concret entre la mort et la vie… Et les vivants, les solides, les increvables ? L’amante Fevronia, le fiston Ourson ? Ils ont droit à leurs trois pas de valse, intermittents d’un spectacle effroyable, sortant la tête du roman puis redisparaissant dans les fonds obscurs.

A force de fréquenter les morts, Dimitri finit par ressembler à un cadavre. Clochard affamé, terrifié par son propre reflet dans les vitrines, il a la bougeotte errante et, retour à l’envoyeur, se retrouve au pays natal. Voilà pour la géographie, mais peu importent les contrées réellement arpentées, les frontières officiellement franchies. La véritable terre d’asile de cet homme, c’est la langue. Drapé dans sa logorrhée tour à tour scatologique, mystique, politique et, le plus souvent, comique, il attend un geste, une parole, une attention, pour se taire : « mais pourquoi personne ne me parle plus ! pourquoi personne ne me dit la chose la plus simple ! on m’en dit trente mille ! et jamais la bonne ! il suffit juste d’un mot souffle et regard ! « Tu es égaré… reviens. il est temps de rentrer… » et j’abandonnerai tout, moi ! » — Marine Landrot

 

Ed. Rivages, 752 p., 21 €.

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