Eva

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Eva

Eva Ionesco est une survivante. Rescapée d'une enfance hautement malmenée. Rescapée d'une époque étincelante et toxique — disons, la décennie 1975-1985 — convaincue que « pour rester beau, il fallait mourir jeune et de préférence par overdose ». Une croyance vénéneuse et ardente en un « lien de la grâce et de la ruine » qui eut son lot de victimes sacrificielles, parmi lesquelles nombre de petites filles comme elle, Eva. Elle ne dut peut-être de résister et finalement survivre qu'à cette « bravoure » que Simon Liberati pointe comme le trait dominant de son caractère, dans ce très beau livre sophistiqué, somptueusement composé, dont elle est tout ensemble le motif central et le nerf — le principe au sens spirituel et vital du terme, l'âme, osera-t-on même écrire, puisque après tout Liberati ne se prive pas ici d'emprunter au lexique de la mystique autant qu'à celui du merveilleux.

De ces « petites fées parisiennes de jadis », de ces filles « de la nuit et des orphe­linats » qu'il côtoya à l'orée des années 1980, quand il avait vingt ans et elles treize ou quinze, du côté des Bains-Douches et du Palace, Simon Libe­rati avait prononcé l'oraison funèbre, leur consacrant son premier ouvrage, Anthologie des apparitions (2004) (1) . Eva Ionesco, gamine de douze ans drapée dans une robe Dior vintage, les cheveux blond cendré, le nez pointu « lui donnant l'allure d'une licorne coiffée pour la parade sur un manège de foire », y figurait déjà, pas même un second rôle, plutôt une figurante, dotée d'un prénom d'emprunt, Marina. Ce n'est que trente ans plus tard, en 2013, lorsque la petite fille jadis croisée dans la nuit ressurgit dans la vie de l'écrivain, qu'il connaîtra son nom, se remémorera son histoire : Eva Ionesco, fille de la photographe Irina Ionesco qui, alors que l'enfant avait cinq, huit, dix ans, en fit le modèle d'une ample oeuvre photographique érotique, parfois pornographique, tout à la fois kitsch et hautement perverse, à laquelle les très libérales années 1970 offrirent un accueil plus qu'obligeant, quoique teinté de scandale.

Mais la relation d'Eva Ionesco avec sa mère — sur laquelle elle a livré son propre regard à travers un beau film, My little princess (2011) — n'est pas au coeur du livre de Simon Liberati. Si elle y est présente, c'est qu'elle est constitutive de l'histoire d'Eva, de l'itinéraire et de la personnalité de cette femme apparue dans la vie de l'écrivain pour s'y imposer comme essen­tielle, irréfutable et rédemptrice. Eva est avant tout un roman d'amour — le roman d'un amour absolu, éprouvé et pensé comme une authentique « conversion » : « Il ne s'agit pas de dire "je t'aime", mais d'accepter au fond de soi d'aimer l'autre, c'est-à-dire de ne plus différencier le sort de l'autre du sien propre. » Face à cet appel, cette évidence, il s'agit de s'engager tout entier, d'abandonner toute défense. L'écrivain n'y est pas d'emblée prêt : « Je croyais en la littérature, je lui avais juré fidélité, et l'élue de ce voeu, cette part communiste de moi qui tendait au sublime en général, souffrait de se voir préférer une seule femme, fût-elle aussi poétique et romanesque qu'Eva. La seule issue que j'ai trouvée à ce dilemme était de prendre l'objet de mon amour, Eva, et d'en faire un livre, Eva. »

Ainsi Eva se dédouble-t-elle dans ces pages. Il y a Eva, la femme réelle, tellement concrète, vivante et brave, « avec ses maladresses, ses criailleries, cette manière gauche et sexuée d'occuper l'espace, de sentir fort, de manger bruyamment, de crier sur les autres comme une enfant sauvage, de quémander les caresses… ». Et il y a Eva, le personnage, cet « étrange objet d'art assez cabossé, usé et shabby », ce monstre, l'enfant fardée des clichés de sa mère, « inexplicable et obscur » objet de désir, disait Irina Ionesco, Eva devenue pour l'écrivain une enfant-fée, une allégorie, « un de ces êtres intermédiaires qui font le bonheur et le malheur de ceux que Baudelaire appelle les poètes, et que personne, en parlant sérieusement, n'oserait plus depuis Cocteau nommer ainsi ».

Dans les pages d'Eva, Simon Libe­rati entrecroise de façon virtuose maints fils. Il y a la biographie d'Eva Iones­co, les ressources dans lesquelles l'enfant photographiée, érotisée, livrée à la perversité des adultes en vertu de « la vieille imposture sadienne qui prône la liberté pour mieux asservir l'objet de sa concupiscence », a puisé pour survivre — outre la « bravoure », le « plaisir de l'innocence », « cette résistance féroce de l'enfance aux sortilèges réputés irrésistibles des adultes ». Mêlé à cela se déploie le temps présent vécu aux côtés d'Eva, leurs connivences multiples — ils sont aujourd'hui mariés. S'impose surtout l'examen minutieux, poétique, admirable du « processus de cristallisation » par lequel la fascination de Liberati pour Eva, « poupée de chair, la plus célèbre idole, après Lolita, d'un vice que l'Antiquité a chanté et que les moeurs contemporaines dénoncent », s'est métamorphosée en un amour absolu pour Eva, « cette étrange adulte aux yeux si profonds, d'une charité presque chrétienne, qui […] me donnait envie d'elle, parce qu'elle contenait la diablesse et peut-être parce qu'elle l'avait corrigée, tout en restant drôle et mystérieuse ». Un amour comme un voeu sacré, comme un enchantement, dans lequel il a trouvé sa propre rédemp­tion. — Nathalie Crom

Des atteintes à la vie privée ?
Alors qu'il s'impose comme un des livres majeurs parmi les quelque six cents romans et récits de cette rentrée littéraire, Eva a bien failli ne pas être présent en librairies, à cause d'une plainte déposée fin juillet par Irina Ionesco auprès du tribunal de grande instance de Paris. La photographe, mère d'Eva Ionesco, demandait que soient retirés du livre des passages constituant, selon elle, des atteintes à sa vie privée. Le 3 août, le tribunal l'a déboutée, arguant notamment que « l'ampleur de son préjudice peut également être appréciée au regard de son attachement à la vie privée d'autrui, en l'occurrence sa fille âgée de 4 à 13 ans, dont les photos dénudées ont été commercialisées de nombreuses années ».

 

 

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