Envoyée spéciale

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Envoyée spéciale

Mélange indistinct de modestie et d'aristocratique désinvolture, Jean Echenoz aime à définir ses romans comme des « machines à fiction », des « mécaniques bricolées » (1) . Soit, mais pas si bricolées que ça, disons plutôt des mécanismes de haute précision, divinement conçus, réglés avec une minutie d'horloger suisse et huilés par un humour hautement métaphysique à la Chaplin. La pièce centrale du nouveau dispositif échenozien, de la radieuse « machine à fiction » qui sous-tend Envoyée spéciale, se nomme Constance. Et, puisqu'on ne sait trop comment s'y prendre pour aborder sans trop de maladresse la délicate histoire dont elle est bien malgré elle l'héroïne, concentrons-nous sur son sort.

Constance, donc, jeune femme sans histoire, est un beau jour enlevée à deux pas de chez elle, dans l'Ouest parisien, du côté du Trocadéro. Bien entendu, on tremble pour elle, malgré la rassurante courtoisie dont font montre ses trois ravisseurs. En réalité, on a tort de s'en faire, car voici bientôt la marmoréenne Constance, certes recluse au fin fond de la campagne creusoise, mais bien moins paniquée que nous, vivant sa détention comme une sorte de cure de repos, nouant avec ses geôliers (quelque peu empotés…) des liens proches de l'affection. L'absence soudaine de Constance, son mari, le dénommé Lou Tausk (oui, c'est un pseudonyme…), ne la vit pas trop mal non plus. D'ailleurs, le voici déjà en ménage avec une autre femme, Nadine Alcover, ancienne assistante de son avocat et par ailleurs cousin, Hubert…

Tant de personnages, tant de rebondissements, tant d'incessants et virtuoses changements de points de vue. Sans compter, à chaque page, mille et un détails et précisions en tous genres, tantôt utiles à l'avancée de l'histoire, plus volontiers franchement digressifs, mais qui dressent peu à peu de notre époque, de nos paysages urbains ou ruraux, des us et moeurs quotidiennes de l'individu contemporain un extraordinaire et cocasse tableau qui n'est pas sans évoquer le geste romanesque du Perec des Choses

Reste que l'intrigue d'Envoyée spéciale est résolument rétive à tout résumé. Ce n'est pas qu'on s'en moque, loin de là, au contraire, des aventures de Constance, qui la mèneront jus­qu'à Pyongyang — cela, on peut le révéler sans déflorer le suspense. On est même captivé, littéralement fasciné par le génial dispositif romanesque dont Jean Echenoz tire ici les ficelles. On croirait entendre l'écrivain soudain prendre la parole lorsque au coeur du livre un agent des services secrets (car, oui, la DGSE, ou quelque officine de ce genre, est mêlée à toute cette affaire, et Envoyée spéciale est un roman d'espionnage) se félicite : « Tout est en place et chacun joue sa partie. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font, mais ils font tout comme je l'avais prévu. » Plus sophistiquée, plus maîtrisée que jamais, la « machine à fiction » de Jean Echenoz est une incomparable fabrique de sortilèges… — Nathalie Crom

 

(1) Lire l'entretien accordé par Jean Echenoz à Télérama (n°3298, 30 mars 2013).

 

Ed. de Minuit, 314 p., 18,50 €.

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