En toute franchise

Ajouter un commentaire

En toute franchise

Frank Bascombe est, depuis trente ans, l’émissaire que nous envoie régulièrement Richard Ford, comme pour faire le point. Comment va la vie ? Comment marche le monde ? Et l’Amérique ? Est-ce que ça va plutôt mieux, ou carrément moins bien que la dernière fois que l’on s’est vus ? Toutes ces questions auxquelles on ne pense pas tous les jours, pas l’énergie, pas le temps… eh bien, on peut les laisser infuser dans un coin de sa tête, et attendre le retour de Bascombe pour, avec lui, par lui, se les poser. Ce n’est pas qu’il soit plus sage, plus philosophe que la moyenne, ce n’est pas non plus qu’il soit épargné par les erreurs de jugement et les aveuglements. Mais, allez savoir pourquoi, son regard essoré de toute illusion, sa pente méditative, son ironie volontaire ou non, ses contradictions et l’obstination qu’il met à vouloir n’être dupe de rien ont comme la faculté de nous renvoyer de l’humain en général, et du contemporain en particulier, une image d’une netteté inégalable.

C’est en 1986, lorsque Richard Ford a publié Un week-end dans le Michigan (en VO, The Sportwriter), que l’on a fait la connaissance de Frank Bascombe, alors journaliste sportif à New York, quadragénaire en pleine déroute sentimentale, morale, professionnelle. Quand on l’a retrouvé, dans Indépendance (Independence Day, 1995), le xxe siècle touchait à sa fin et, persistant plus que jamais à incarner l’homme moyen américain, il était devenu agent immobilier dans le New Jersey. Une autre décennie a passé et, dans Etat des lieux (The Lay of the land, 2006), tandis que Clinton s’apprêtait à transmettre les clés de la Maison-Blanche au nouvellement élu George W. Bush, Bascombe, lui, abordait la soixantaine et ses intempéries ordinaires : un cancer de la prostate, deux grands enfants aux vies compliquées… Nous voici à présent en 2012, Bascombe a 68 ans, il est retraité, et dans En toute franchise, Ford le met en scène dans qua-tre situations, quatre récits unifiés par le moment précis dans lequel ils sont ancrés : deux semaines à la veille de Noël, au lendemain de la réélection de Barack Obama et du passage de l’ouragan Sandy qui a pulvérisé les zones résidentielles côtières de l’est des Etats-Unis.

« Le fond de l’air sent le désastre intégral », pense Bascombe, arrivant sur la côte ce matin-là de décembre, répondant à son corps défendant à la supplication d’un de ses anciens clients dont la maison — où Bascombe lui-même habita avant lui — n’est plus que ruines. Ce n’est là que la première des sollicitations auxquelles il va se trouver confronté. D’autres suivront — d’une inconnue, de son ex-femme, d’un ancien ami… Or, il se trouve que Bascombe, à ce moment de son existence, mu par « la conviction que la vie consiste à se délester progressivement pour atteindre à une essence plus solide, plus proche de la perfection », a entrepris de faire le grand ménage. Dans ses affections qu’il juge trop dispersées. Dans les requêtes et les appels — à l’aide, à la tendresse ou la compassion — dont il se sent submergé. Les quatre récits d’En toute franchise organisent ainsi la confrontation du voeu « de clarté, de simplicité, de substance » de Frank Bascombe — ou bien doit-on dire son repli sur lui-même, son avarice sentimentale, son égoïsme ? — avec ce que les autres attendent de lui. Cette méditation sur le lien, le don, la fraternité humaine, Richard Ford la conduit avec une simplicité apparente, une évidence confondante, admirable. C’est là le grand art de ce maître romancier : ne rien laisser paraître de la sophistication de son geste, épouser le quotidien et l’ordinaire de la vie pour mieux creuser sous les pieds de son personnage des abysses de gravité. — Nathalie Crom

 

Let me be frank with you, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun, éd. de l’Olivier, 234 p., 21,50 € (en librairies le 17 septembre).

Commandez le livre En toute franchise

Laisser une réponse