Douleur

Ajouter un commentaire

Douleur

Dans l’esprit et les pensées encore embrumées d’Iris, c’était un matin comme un autre — une journée qui s’ouvrait, enchâssée dans le cours ordinaire du temps, jusqu’au moment précis où Micky, son mari, lui a demandé : « Tu te souviens de quel jour on est, aujourd’hui ? » C’est alors que tout lui est revenu soudain. L’explosion, suivie d’un silence d’une « solennité exceptionnelle », puis « la lamentation des membres déchiquetés, de la peau carbonisée, des jambes qui ne marcheraient plus, des bras qui n’étreindraient plus, de la beauté enterrée sous les cendres ». La douleur, surtout, d’une intensité inimaginable, qui « l’a frappée de toute sa puissance, lui a transpercé le nombril, scié et réduit les os en poudre, écrasé les muscles, arraché les tendons, piétiné les tissus, déchiré les nerfs, ce mal qui tord tout un magma interne dont elle n’a jamais eu conscience, de quoi est fait l’être humain ». Il y a dix ans jour pour jour, dans une rue de Jérusalem, un autobus explosait au moment où Iris le doublait en voiture, revenant de conduire ses enfants à l’école. Et voilà qu’après une décennie passée à désapprendre, moralement et physiquement, la souffrance et l’effroi, il suffit d’une question, « Tu te souviens de quel jour on est, aujourd’hui ? », et ils reviennent intacts — le corps qu’on croyait réparé se crispe et se convulse à nouveau, l’âme qu’on voulait sereine se met à vriller…

Ainsi s’ouvre, pour Iris, une parenthèse de crise. Douleur raconte quelques semaines dans la vie d’une femme dont l’existence soudain vacille de façon vertigineuse. Une femme rattrapée par un passé qu’elle croyait avoir sinon laissé derrière elle, du moins digéré, et qui se rappelle à elle de multiples façons : à travers cette douleur qui soudain l’étreint de nouveau, et bientôt la réapparition dans sa vie d’un grand amour de jeunesse. Des émotions, des sensations et des élans divergents de son héroïne — écartelée entre un avenir qu’elle devine insatisfaisant mais sur lequel elle ne sait comment agir, et le stérile regret de ce qui aurait pu advenir mais ne s’est pas produit… —, Zeruya Shalev tisse une matière romanesque d’une belle et singulière densité. L’épilogue en serait frustrant si elle ne parvenait, comme déjà dans ses précédents romans (Mari et Femme, Ce qui reste de nos vies…), à conférer subtilement à son intrigue intimiste la dimension d’une parabole sur Israël, ses contradictions et ses défis collectifs. — Nathalie Crom

 

Traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, éd. Gallimard, 404 p., 21 €.

Commandez le livre Douleur

Laisser une réponse