Dispersez-vous, ralliez-vous !

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Dispersez-vous, ralliez-vous !

Les personnages de femmes qui, depuis plus de trente ans, traversent les romans de Philippe Djian le soulignent à qui sait le voir : l’écrivain entretient avec le féminin une ancienne, profonde et assurément tendre connivence. Cette intelligence, évidente autant que discrète, est devenue flagrante lorsque, il y a quatre ans, Djian a confié à la vigilante Michèle le rôle de la narratrice, dans le virtuose et très sombre « Oh… ». La présente Myriam, qui prend la parole dès la première page de Dispersez-vous, ralliez-vous !, et la tiendra jusqu’au bout, n’a pas, semble-t-il, la force de caractère qui caractérisait son aînée romanesque. Elle semble même plutôt passive, portée par les événements, soumise à l’impérieuse volonté des tempéraments plus conquérants que le sien. La suite de l’histoire prouvera pourtant qu’à sa façon Myriam ne manque pas d’opiniâtreté — l’endurance de l’individu, quels que soient son sexe et son genre, sa capacité à résister à l’adversité pour simplement permettre à la vie de poursuivre son cours, constitue même, peut-être, le motif central de ce roman tout en savantes ellipses, en allusions et en non-dits.

Soit donc Myriam, à peine sortie de l’adolescence lorsque s’ouvre le livre, et quelques pages plus tard soustraite à l’affection sans doute trop exclusive de son père, mariée en moins de temps qu’il ne faut pour le dire à Yann, ainsi désormais intégrée, presque à son corps défendant, au clan familial que forme ce dernier avec sa soeur Maria. Myriam est silencieuse et docile, moins malléable qu’indifférente, les émotions et les sens comme vitrifiés — par les abandons successifs de sa mère, de son frère aîné, et Dieu sait quel autre traumatisme encore, suggère la narration, sans rien imposer. Bientôt, voici Myriam mère à son tour, mais ce nouvel état ne suscite en elle guère d’émotion. Non plus que le retour, dans sa vie, de son escogriffe de frère, puis de sa mère, si longtemps disparue et resurgissant soudain.

Energiquement mis en fiction par Philippe Djian, la succession des générations, les liens familiaux — entre parents et enfants, entre frères et soeurs —, les rapports conjugaux tissent un écheveau sentimental et symbolique indémêlable, où l’attachement viscéral le dispute à la déception, au chagrin, à la colère, à la culpabilité, à la rancune. Un déchirant maelström d’affects, creuset de « ces forces contre lesquelles on ne pouvait pas lutter et qui rendaient nos existences si complexes, nos élans si imprévisibles, si imperméables à la raison », analyse Myriam, dont Dispersez-vous, ralliez-vous ! peut se lire comme le roman d’apprentissage, qui la verra s’extraire de l’asthénie affective et morale — sous le regard indéchiffrable mais terriblement insistant des animaux du jardin zoologique voisin… Un roman teinté d’une souterraine mélancolie — née de l’enfance, de l’adolescence, « de ces années sourdes et blanches, de ces journées où rien n’arrivait, où je ne voyais personne […], de nos repas silencieux, de la poussière qui retombait faiblement, de la lenteur des saisons, de l’indifférence, de l’immobilité » —, porté par une écriture plus épurée que jamais, et magistralement rythmé par cet art de l’ellipse et du montage nerveux que Philippe Djian peaufine de livre en livre. N’omettons pas de mentionner encore sa maîtrise du décor, qu’il dessine d’un trait impeccable, allusif et précis, ferme et délicat : un ailleurs qui ressemble à notre monde, un futur dans lequel se reconnaît notre présent. — Nathalie Crom

 

Ed. Gallimard, 184 p., 18 €.

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