Disent-ils

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Disent-ils

« Mon téléphone sonna et la voix joyeuse, pas du tout découragée, de mon voisin sortit du combiné… Il avait pensé à moi ; il se demandait si j’avais le temps pour une petite virée en mer avant mon vol.

Je répondis que non, malheureusement…

Dans ce cas, déclara-t-il, ce sera pour moi une journée de sollicitude.

Vous voulez dire solitude.

Je vous demande pardon, s’excusa-t-il. Evidemment je voulais dire solitude. »

Ainsi s’achève, sur un malentendu, sur un mot pris pour un autre, sur une presque homonymie, le dernier et vertigineux roman traduit en France (magistralement, par Céline Leroy) de ­l’Anglaise Rachel Cusk, 49 ans. Des ­malentendus, il y en aura tout au long de Disent-ils. Et des histoires de mots aussi, de langage. La très transparente et quasi absente héroïne — on n’apprendra son seul prénom que très tardivement, et qu’elle a peut-être deux enfants — n’est-elle pas écrivain, venue de Londres à Athènes animer un atelier d’écriture ? Histoire de gagner sa vie, comme nombre de ses confrères en panne d’inspiration littéraire et retrouvés là-bas. Histoire de se nourrir l’imaginaire de la parole d’apprentis auteurs avides d’histoires eux aussi, avides de (se) raconter. Autant de récits éclatés, étranges et singuliers, absurdes et drôles souvent, que l’animatrice britannique quête, écoute intensément, recadre à peine ; qu’ils soient au style direct ou indirect. Jusqu’à ce qu’elle finisse même par s’oublier, se nier à travers ces flots de confidences apparemment en vrac, ces dialogues de sourds dont elle devient le forum : une sorte de théâtre, ou de salle de concert. Tel est le projet fou de ce livre étonnant, de ce choeur de voix singulières et solitaires. On s’y laisse peu à peu immerger, presque noyer.

Si la forme qu’emploie Rachel Cusk évoque les tentatives alors d’avant-garde de son modèle Virginia Woolf (1882-1941), si elle rappelle aussi les monologues intérieurs obsessionnels d’une Nathalie Sarraute (1900-1999), avec en prime la cruauté et l’humour bizarre de sa caustique compatriote Barbara Pym (1913-1980), l’artiste — car c’est bien d’art qu’il s’agit — dépasse tout formalisme pour imposer entre deux drôles de saynètes une froide méditation sur la condition humaine. Mais jamais comme dans les fictions pleines d’intrigues d’un Balzac. Il est loin l’univers d’Arlington Park, un de ses délicieux romans aux épouses et mères de famille au bord de la crise de nerfs. Aucun soupçon de psychologie ici : Rachel Cusk rompt brutalement avec sa manière passée, défie même dans cette composition plutôt cérébrale, précise et exigeante toutes émotions possibles et vains épanchements.

Elle ne cesse pourtant de nous conter sur tous les tons et tous les timbres comment on s’aime et se quitte, sur quoi est fondé l’amour — ou le non-amour — des parents pour les enfants, des hommes pour les femmes. Le dégoût souvent, l’intérêt parfois. Rarement de nobles motivations. « Peut-être sommes-nous tous des animaux dans un zoo, dit-elle, et quand l’un d’entre nous sort de l’enclos, nous lui hurlons de prendre la fuite alors que, au final, il ne pourra que se perdre. » Seules règnent l’indifférence et la mélancolie dans ce chassé-croisé d’êtres rompus ou en proche rupture. Qu’est-ce qui tisse nos relations ? Le grand nombre de personnages plutôt insignifiants et fantomatiques qui hantent Disent-ils ferait songer aux ambiances de Pinter, voire de Beckett. A moins qu’il n’y ait pas d’équivalent et qu’il ne faille plus faire d’inutiles comparaisons. Sous le soleil d’Athènes, dans l’ombre de la Grèce antique et des grands héros tragiques, Rachel Cusk traque juste avec audace et une terrible lucidité nos misères intimes d’aujourd’hui. Nos médiocrités. Nos faiblesses. C’est une moraliste.

— Fabienne Pascaud

 

Rachel Cusk est, avec Emmanuel Carrère, Camille Laurens, Edouard Louis, Boualem Sansal…, l’un des 70 auteurs invités à participer à la 30e édition de la fête du livre de Bron, qui se tiendra du 4 au 6 mars sur le thème : « Que peut la littérature ? » (www.fetedulivredebron.com).

 

Outline, traduit de l’anglais par Céline Leroy, éd. de l’Olivier, 208 p., 21 €.

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