Manaus, à la fin des années 1950. Dans la plus amazonienne des villes brésiliennes, le temps s’écoule au rythme du fleuve. Isolés des tumultes du monde, émigrés originaires d’Europe et du Moyen-Orient vivent ici en vase clos, dans le souvenir et les simulacres de leurs pays d’avant.
Libanais d’origine, Halim et Zana ont toutes les apparences de la famille Tant-Mieux : une jolie maison coloniale, trois enfants en pleine santé et l’amour en partage. Mais à l’adolescence, Yaqub et Omar, leurs fils jumeaux, s’affrontent et n’auront de cesse dès lors de se détruire…
Fidèle et inspirée, l’adaptation graphique du très beau roman de Milton Hatoum est un modèle du genre. Outre le défi technique propre à cette saga familiale — un casse-tête narratif avec force ellipses et flash-back —, les dessinateurs Gabriel Bá et Fábio Moon ont réussi le plus difficile : ne pas s’y dissoudre ! Peut-être parce qu’ils sont eux-mêmes jumeaux et travaillent depuis toujours à quatre mains, ils ont su s’emparer des personnages et leur donner une épaisseur peu commune.
Sourd, primitif, sans appel, l’antagonisme entre Yaqub et Omar est esquissé par touches légères mais pèse pourtant sur le récit comme le couvercle d’une marmite. Les portraits des parents, Zana, la mère castratrice et fusionnelle, et Halim, le père dévasté par l’amour, sont particulièrement réussis. Le style, surtout, étonne. Entre les tics et manières des deux dessinateurs, le dialogue est parfait : dureté du trait, mise en scène graphique, dynamique des corps et des visages anguleux épousent naturellement de grands décors ronds et fluides pétris de langueur tropicale. Brillant sur le terrain des comics (Daytripper), le tandem de São Paulo démontre, avec cette oeuvre puissante dont le noir et blanc évoque irrésistiblement Hugo Pratt et José Muñoz, que la BD d’auteurs doit désormais compter avec la nouvelle scène brésilienne. — Stéphane Jarno
Ed. Urban Comics, 240 p., 22,50 €.
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