Deux Amantes au Caméléon

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Deux Amantes au Caméléon

A l’origine du roman de Francine Prose, il est une photo célèbre et drapée de mélancolie, signée Brassaï et intitulée Couple de lesbiennes au Monocle, 1932 : « un portrait de deux femmes assises à une table, dans un bar, l’une en robe du soir décolletée, l’autre travestie, les cheveux courts, en complet », décrit la romancière américaine dans l’avant-propos dont elle dote sa fiction. Dans ce cliché, en dépit de la pose joliment lasse dans laquelle se tient la jeune femme en robe, c’est sa compagne qui aimante le regard — la femme en tailleur, au physique athlétique et travestie en homme. Elle s’appelait Violette Morris (1893-1944), et c’est sous le nom de Lou Villars que Francine Prose en fait l’héroïne de Deux Amantes au Caméléon.

Une héroïne qui n’a pas voix au chapitre, omniprésente mais spectaculairement exclue du récit de sa propre vie que d’autres vont se charger de dérouler. Des contemporains de Louisiane, alias Lou, qui ont laissé derrière eux témoignages, récits ou correspondances, ainsi qu’une biographe, qui se penche des décennies plus tard sur ce rocambolesque et tragique destin — dans le but d’écrire un « petit livre » intitulé Le Diable est au volant. La vie de Lou Villars, qui se voudrait, note la biographe fictive, une « humble contribution à la littérature sur le mystère du mal ». Que vient faire le Mal dans cette histoire ? Il fait ­référence à l’attitude de Lou pendant l’Occupation, période qui la vit travailler pour la Gestapo et notamment torturer des femmes engagées dans la Résistance.

La méthode n’a rien d’inédit, mais Francine Prose l’applique avec virtuo­sité. Deux Amantes au Caméléon est construit comme un ample collage, la narration avançant au fil de la succession des fragments : les lettres d’un photographe hongrois, Gabor Tsenyi (en qui l’on reconnaît sans peine Brassaï), les mémoires d’un écrivain américain exilé volontaire dans le Paris de l’entre-deux-guerres (sa plume testostéronée évoque terriblement celle de Henry Miller), les récits, publiés ou non, d’autres personnages ayant côtoyé Lou aux alentours du lieu qui constitua un point fixe de son existence, Le Caméléon (transposition du Monocle, un club lesbien de Montparnasse), où elle officia longtemps comme serveuse et danseuse. Cela après avoir été, au sortir de l’adolescence, une sportive de haut niveau, décathlonienne et lanceuse de javelot, et tout en pratiquant aussi la boxe et la course automobile.

C’est en Technicolor, avec un luxe infini de détails, que Francine Prose reconstitue le Paris des années 1920-1930, précisément le milieu artistique et ­bohème dans lequel évolue Lou Villars, marginale et transgressive, dérangeante même au sein de ce microcosme aux us libéraux. Lou qui jamais en ces pages ne prend la parole et dont le silence pèse de plus en plus lourd. On n’ignorera finalement nul instant, nulle circonstance de son existence, mais ses pensées, ses blessures, ses démissions et ses chagrins demeureront une énigme — un troublant secret dont Francine Prose a fait le coeur opaque et captivant de son roman. — Nathalie Crom

 

Lovers at the Chameleon Club, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Dominique Letellier, Ed. Gallimard, coll. Du monde entier, 480 p., 24,90 €.

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