Dans la tête d’Andrew

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Dans la tête d’Andrew

Dans la tête d’Andrew, tout le monde parle en même temps. Il faut dire que ce crâne abrite une foule de personnes. Il y a Andrew mauvais mari, Andrew mauvais ex, Andrew mauvais veuf, Andrew mauvais père, Andrew mauvais patient, Andrew mauvais chercheur en sciences cognitives. Enfin, mauvais, c’est lui qui le dit. Extrêmement sévère sur son propre cas, mais pas forcément bon juge, ce scientifique ne voit pas très clair en lui-même. Comme le couteau ne peut pas se couper, le spécialiste en lobe pariétal ne peut pas décortiquer son fonctionnement cérébral. Alors il parle, parle, parle à toutes les personnes du singulier et du pluriel, passe du rire aux larmes en évoquant ses audaces et ses hontes, et sa logorrhée a les accents du Woody Allen des années 1980. Peu importe la véracité des faits, place à la vérité des sensations, même si ­Andrew se méfie d’elles et revendique une indécrottable insensibilité, tout attaché à ce que son âme « réside dans la froidure d’un lac sans fond, calme, immobile, magnifique, dénué d’émotions, baigné de silence ».

Il a beau s’escrimer à scier la branche sur laquelle il chante, ce travail d’autosabotage n’enlève rien à la saveur de ses souvenirs ; au contraire, il les humanise et les magnifie, pour en faire de grands moments littéraires. Inventée ou vécue, la découverte de sa belle-famille de lilliputiens acteurs, descendants des Munchkins du Magicien d’Oz, est un exemple des perles qui jaillissent de son cerveau prodigieux, en activité permanente. Tout comme cet épisode de sa vie d’infiltré à la Maison-Blanche, où il se retrouve à faire le poirier dans le bureau ovale, devant les conseillers du président… Andrew est le genre d’homme qui vous donne, en parlant, dix idées de roman à la seconde.

Quelqu’un écoute son soliloque, attentivement, patiemment, intelligemment. Parfois, Andrew le prend à partie, agacé. D’autres fois, il se blottit dans ses questions comme dans les bras d’un parent réconfortant, ou rebondit sur elles pour se propulser dans une fugace lucidité, avant de retomber dans l’angoisse de l’ignorance de soi. Cet auditeur, c’est Doc. « Ne me faites pas rire, Doc », « Vous saisissez cela, n’est-ce pas, Doc ? », « Allô, Doc ? »… Doc comme Docteur, le psychiatre ­tapi dans l’ombre. Mais aussi Doc comme Doctorow, auteur de ce roman agité, le dernier qu’il ait écrit avant de mourir, au cours de l’été 2015. Une fois identifiée cette oreille omni­sciente, le livre prend une tout autre ampleur. Dans la tête d’Andrew devient alors un passionnant traité d’écriture, une magistrale leçon de domptage de personnage.

Auteur de chefs-d’oeuvre historiques très maîtrisés, comme Ragtime ou La Marche, E.L. Doctorow a sans doute signé là son oeuvre la plus foutraque, la plus débridée, la plus libre. Déjà très fantaisiste, son précédent ­roman, Homer & Langley, consacré à deux frères atteints de la maladie de ceux qui ne jettent rien jusqu’à vivre dans la clochardise, annonçait cette incursion expérimentale, tout en restant volontairement fermé, cadenassé. Avec ce dernier livre, E.L. Doctorow fait sauter tous les verrous du récit. Il a sur les bras un héros protéiforme, bavard, décevant, lâche, blessé, hilarant. Il le laisse s’ébrouer, s’exciter, se calmer, s’ordonner tout seul. Au milieu du chaos, un roman naît. Le patient devient alors le maître et le personnage, un écrivain à part entière : « Ecrire, c’est se parler à soi-même, ce que je fais de toute manière avec vous depuis le début, Doc. » — Marine Landrot

 

Andrew’s Brain, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Anne Rabinovitch, éd. Actes Sud, 192 p., 21 €.

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