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Que les historiens ne s’en offusquent pas : il est bien naturel que l’affaire Dreyfus, tombée dans le domaine public de l’histoire (1) et déjà évoquée en leur temps par Roger Martin du Gard, Proust ou Octave Mirbeau, puisse faire aujourd’hui l’objet d’un roman. On entre bien sûr dans D. avec un peu de méfiance, redoutant que la fiction ne dénature la réalité, que le pillage romanesque de l’événement s’autorise une frauduleuse interprétation des faits. Crainte redoublée quand on sait combien « l’affaire » déchaîna les passions, certaines dignes, d’autres monstrueuses, contaminant durablement la France d’octobre 1894 jusqu’à l’ultime crachat de Charles Maurras qui déclara, en 1945, que sa condamnation pour haute trahison et intelligence avec l’ennemi était « la revanche de Dreyfus ».

Cette crainte s’évanouit au fil des pages du roman du Britannique Robert Harris : le personnage central n’est pas Dreyfus lui-même, mais le commandant puis lieutenant-colonel Georges Picquart, officier du renseignement qui dirigea le « bureau des statistiques » — appellation camouflée du contre-­espionnage —, d’abord convaincu de la culpabilité de l’officier juif, puis, peu à peu… C’est dans l’examen de ce « peu à peu », justement, que le roman devient passionnant, articulant le déroulé des séquences comme un récit d’espionnage palpitant. Au début donc, tout est clair : un officier français soupçonné d’avoir livré des documents à l’Allemagne vient d’être démasqué. Les plus hauts gradés de l’état-major se réjouissent d’une enquête aussi rondement menée, se félicitant au passage que l’accusé, Alfred Dreyfus, devienne la hideuse incarnation du Judas juif.

Georges Picquart, soldat décoré pour ses campagnes en Afrique du Nord et au Tonkin, officier de la Légion d’honneur, est peu enthousiaste quand on lui confie la direction du contre-­espionnage, un monde pour lequel il n’éprouve que répugnance. Mais les promotions ne se discutent pas. Alors il met les mains dans le cambouis, organise le travail des indicateurs, impose ses méthodes de travail, quitte à se heurter aux officiers subalternes, peu disposés à être commandés par un homme dont le parcours prestigieux est si différent du leur. Grâce aux renseignements qui lui sont fournis, il s’intéresse aux activités d’un certain commandant Esterhazy, officier corrompu à la moralité douteuse, qui pourrait être un autre traître. Les ennuis commencent quand Picquart comprend que son enquête conduit à Dreyfus, Esterhazy pouvant décidément bien être l’auteur des forfaits reprochés à celui qui se morfond sur l’île du Diable, dans des conditions de détention effroyables.

Robert Harris fait alors de Georges Picquart un personnage engagé dans une quête désespérée, un officier que sa conscience oblige à contredire les plus hautes instances de l’état-major. Il est d’abord muté en Tunisie, avant d’être emprisonné à son tour. On rencontre les autres protagonistes de l’histoire : la triste cohorte des généraux et des ministres, englués dans le mensonge et l’antisémitisme, puis les autres, les dreyfusards, Bernard Lazare, Scheurer-­Kestner, Clemenceau, Zola et Jaurès.

S’appuyant sur une sérieuse documentation, le roman de Robert Harris est palpitant, tissé de félonie et de courage, de politique et de forfaitures machiavéliques. L’auteur parvient à conter la plus prodigieuse des aventures politiques et humaines de cette France encore traumatisée par la défaite de 1870 et flétrie par une erreur judiciaire qui révéla les angoisses et les passions d’une République vacillante. Ce roman tient en haleine, jusqu’à la réhabilitation de Dreyfus, en 1906. Tout en laissant entendre que les plaies ouvertes par « l’affaire » sont alors loin d’être refermées… — Gilles Heuré

 

(1) Lire l’ouvrage de référence de l’historien Vincent Duclert Alfred Dreyfus, l’honneur d’un patriote, éd. Fayard, 2006.

 

An officer and a spy, traduit de l’anglais par Natalie Zimmermann Ed. Plon 448 p., 22 €.

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