Correspondance Tome 1, 1910-1919

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Correspondance Tome 1, 1910-1919

Les correspondances ont ceci de fabuleux qu’elles nous propulsent au cœur des préoccupations et émotions de ceux qui s’écrivent. Bien sûr, les sentiments peuvent être déguisés, la réalité enjolivée, mais toujours vient le moment où les questions de l’un obligent l’autre à justifier ses choix, à confesser ses failles, à se montrer sincère. La longue conversation épistolaire entretenue par Romain Rolland (1866-1944) et Stefan Zweig (1881-1942), jusqu’à la mort de ce dernier, est un modèle du genre, et l’on sait gré à Albin Michel d’en publier l’intégralité, avec cent trois let­tres de Zweig spécialement traduites de l’allemand – les deux hommes s’écrivaient en français, mais de 1914 à 1918, la censure autrichienne imposa à Zweig de s’en tenir à sa langue maternelle.

En mai 1910, Zweig a 29 ans, Rolland quinze de plus. Avec révérence, le premier envoie au second sa biographie d’Emile Verhaeren, leur ami commun. Rolland répond cordialement. Leurs premiers échanges sont cérémonieux, et purement intellectuels. Zweig veut faire connaître l’œuvre de Rolland au public germanophone, et publie à cet effet, en 1912, une vibrante lettre ouver­te dans le Berliner Tageblatt. Elle scelle l’amitié de ces Européens convaincus, férus de culture allemande, de littérature et de musique. Arrive la Première Guerre mondiale. Quand Zweig se sent obligé de prendre congé, par voie de presse, de ses « amis de l’étranger », Rolland reprend l’initiative de la correspondance : « Je suis plus fidèle que vous à notre Europe, cher ­Stefan Zweig, et je ne dis adieu à aucun de nos amis. » Comment Zweig pourrait-il résister ? Sa réponse fuse, fiévreuse, reconnaissante. Malgré leurs positions différentes vis-à-vis du conflit – Rolland a quitté Paris pour Genève, et se place d’emblée « au-dessus de la mêlée » (1) , tandis que Zweig, engagé dans l’armée, attend son affectation –, le Français et l’Autrichien se lancent dans une même bataille contre cette obligation de haïr « l’ennemi » imposée par les médias et relayée par la plupart des intellectuels.

De lettre en lettre, toutes admirable­ment écrites, les deux hommes s’épaulent, se consolent, s’exhortent à con­server ce qu’il faut de forces spirituel­les et intellectuelles pour restaurer l’Europe et préparer une paix dont les conditions leur inspirent, dès 1915, les plus vives inquiétudes. Parce que Zweig croit que « seule la jeunesse peut sauver le monde », Rolland « proteste, au nom des vieux, dont je ne tarderai pas à être. Ne sont des vieux indignes que ceux qui ont été des jeunes peu dignes ». Leurs désaccords sont encore véniels. A partir de 1918, tout entier au service de l’œuvre de Rolland, Zweig surveille la qualité et la musicalité des traductions de ses livres, et rédige son portrait. Rolland a beau le supplier (« ne m’appelez plus "maître". Tous, apprentis »), l’Autrichien reste dévoué à celui qu’il voit comme une « autorité morale ». Lui-même ne man­que pas de clairvoyance. « Un nouveau monde commence, de nouvelles lut­tes. Je sens une ivresse dans l’air, ivresse sainte de la joie et en même temps ivresse des foules, qui se sont soûlées de l’odeur du sang. Il y a du rouge à l’horizon : est-ce la nouvelle aurore, est-ce la lueur d’un bûcher énorme qui brûlera toute notre culture ? » écrit-il après l’armistice.

Les deux tomes à venir diront ce qu’il adviendra de cette vision prophétique. Les plus impatients peuvent prendre un peu d’avance, puisque les éditions Phébus éditent les lettres échangées entre 1925 et 1941 par Stefan Zweig et Klaus Mann (1906-1949), fils de Thomas Mann. Et c’est passionnant. Parce que leur différence d’âge, qui devrait conduire à une reproduction inversée de la relation Zweig-Rolland, se trouve déjouée par cette amitié admirative qu’éprouve toujours Stefan Zweig pour les jeunes gens. Fertile et nourrissante quand il s’agit de soutenir les créateurs en devenir, elle peut obscurcir son discernement. En 1930, Zweig interprète positivement le succès électoral des nazis comme « une révolte de la jeunesse […] contre la lenteur et l’indéci­sion de la "haute" politique ». C’est Klaus Mann, membre honteux et furieux de cette génération de « révoltés », qui démontre à Zweig à quel point il s’aveugle (« Le radicalisme ne peut être à lui seul quelque chose de positif, surtout quand il manque d’imagination et prend des allures crapuleuses, comme c’est le cas pour nos chevaliers de la croix gammée ») et qui cherchera jusqu’à leurs derniers échanges, sans égards excessifs, à obtenir de lui un engagement ferme et public contre l’Allemagne nazie. Il y aura toujours, entre eux, une incompréhension fondamentale, que Mann tentera d’analyser dans la belle et amère nécrologie qu’il consacre à Zweig après son suicide. Mais aussi une communauté de destins, celle de grands dépressifs en lutte contre le désespoir, par l’art pour Zweig, par la résistance politique pour Mann. Et qui perdront tous les deux la bataille (Klaus Mann se donne la mort en 1949), non sans avoir âprement combattu au nom d’une même cause : la survie de l’humanité.

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