Comment voulez-vous que j’oublie…

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Comment voulez-vous que j’oublie…

« Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes… » : posé en tête d’un chapitre, aux deux tiers du beau livre de souvenirs d’Annie Butor, le vers d’Aragon trace, dans ce récit de jeunesse, une entaille profonde. Il le balafre, l’entame, le fait saigner, le scinde en deux. Première et seconde époque — d’un côté, le soleil, l’insouciance, la bonne fortune ; de l’autre, l’obscurité, la folie, le chagrin. Mais revenons là où tout commence : Paris, début des années 1950, un décor à la Doisneau, dans un bar de nuit de la Rive gauche, la jeune et très belle Madeleine Rabereau fait la connaissance d’un jeune musicien et poète du nom de Léo Ferré. Entrant dans la vie de Madeleine — « ma femme, mon ange, ma lumière », écrira-t-il, une déclaration d’amour parmi mille autres adressées à sa muse et collaboratrice —, avec qui il allait vivre dix-huit ans, Léo Ferré s’engouffrait aussi dans celle de sa fille, Annie, alors une très jeune enfant. Il allait devenir, sinon son père, du moins son « Pouta ». L’amoureux et l’amant de sa mère, bientôt son mari — ils se marièrent deux ans après leur rencontre, en 1962 —, un ogre tendre et trivial, un Minotaure fantasque et impérieux, l’homme qui l’éleva au quotidien dans une atmosphère d’insoucieuse bohè­me, longtemps désargentée, plus tard prospère.

Entre Paris et l’île Du Guesclin, au large de Cancale, que Ferré acheta en 1959 pour y abriter les siens, ses chiens, son piano…, Annie Butor déroule les fils entremêlés de l’intimité familiale joyeusement bancale et de l’ascension de l’artiste Ferré. On croise notamment Catherine Sauvage et le prince Rainier, Louise de Vilmorin, Benoîte Groult et Paul Guimard, André Breton et sa fille Aube… dans ces pages qui racontent une enfance non conforme, vécue par une fillette inquiète, mais comme portée par l’amour sans mesure et irradiant qui unissait sa mère et son « Pouta ». Cela aurait pu durer, mais un ange noir allait s’immiscer dans l’histoire, sous l’apparence d’une femelle chimpanzé prénommée Pépée, littéralement adoptée par le couple. Excès d’amour pour Pépée, excès d’admiration autour d’un Ferré désormais en gloire, excès d’alcool, déchéance de l’amour… A la fin des années 1960, la fête est bel et bien finie, voici venu « le temps des reniements », des délires, des blessures. C’est avec sensibilité, pudeur et netteté qu’Annie Butor décline les épisodes de la tragédie. Prenant fermement place au côté de sa mère, Madeleine, délaissée, reniée, pour dresser de Ferré un portrait sans amertume, mais sévère et sans fard. Aujourd’hui, quatre décennies plus tard, « Léo est là, à mes côtés, comme il le fut si longtemps… je dis encore « on », puis je réalise très vite que ça n’existe plus… » — Nathalie Crom

 

Préface de Benoîte Groult Ed. Phébus 216 p., 17 €.

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