Comment les Français ont gagné Waterloo

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Comment les Français ont gagné Waterloo

Serait-ce à un « Napoléon bashing » que se livre le très britannique Stephen Clarke dans cet ouvrage ? Journaliste et fin connaisseur des us et coutumes de notre pays, en réalité il vise moins l’Empereur que ses thuriféraires passés et actuels. Waterloo, la bataille du 18 juin 1815 qui vit la défaite de Napoléon face aux armées coalisées (Anglais, Autrichiens, Prussiens et Russes), lui permet de visionner les différentes phases — les mémoires et récits, puis les livres d’histoire et l’iconographie — par lesquelles les Français ont non seulement perpétué le symbole de Napoléon, mais aussi, God Damned !, contourné la réalité de la bataille pour en faire… une victoire. Force est de lui concéder que cette « morne plaine », comme l’écrit Victor Hugo dans son poème L’Expiation, s’avère particulièrement giboyeuse, riche autant en études sérieuses qu’en réécritures de l’histoire.

Sur le déroulement de la bataille elle-même, les conditions qui y ont présidé, le nombre des pertes de part et d’autre, on sait déjà beaucoup de choses. Il suffit de se référer aux travaux de Jean Tulard, Thierry Lentz ou Alessandro Barbero. Idem pour les anecdotes : les charges de cavalerie suicidaires menées par le maréchal Ney ou le déjeuner aux fraises du maréchal Grouchy, qui laissa s’échapper les troupes prussiennes. Mais ce qui intéresse Stephen Clarke est moins le champ de bataille que le chant des légendes. Une fois le Petit Caporal épinglé sur son « look » et le peu de cas qu’il faisait de la vie de ses hommes, Clarke lance des salves dévastatrices sur le carré des historiens bonapartistes qui transforment la défaite en succès, versifient sur la « victoire morale » et l’héroïsme, vont jusqu’à soutenir mor­dicus, par anglophobie à peine dis­simulée, que le sort de la bataille a plus dépendu de l’arrivée de l’armée de Prusse menée par Blücher que de la tactique de Wellington.

Dans le catalogue des auteurs cités — pêle-mêle, Jean-Claude Damamme, Max Gallo, Victor Hugo, Stendhal, Walter Scott, Byron, Dominique de Villepin, le Grand dictionnaire Larousse de 1876, jusqu’aux plus obscurs des publicistes du xixe siècle… —, Stephen Clarke trouve facilement des exemples d’une vision chauvine de Waterloo, et plus généralement du souvenir exalté de la figure de Napoléon. Comme tous ceux qui étudièrent, depuis le xixe siècle, la psychologie politique des peuples, il trouve dans la nostalgie amoureuse des Français envers Napoléon les indices d’un caractère politique national : la place centrale de l’Etat, la révérence envers les vestiges impériaux, qu’il s’agisse des noms de maréchaux attribués aux voies publiques ou du tombeau de Napoléon — un sarcophage semblable à un « chocolat fourré géant », tellement réputé que même la reine Victoria désira le contempler quand elle vint en France, en 1855.

Stephen Clarke manie l’humour avec une perfide subtilité. Ainsi du refus de Napoléon de rester sur l’île d’Elbe : « Une retraite anticipée au large de la côte toscane, à quarante-quatre ans seulement, avec une pension rondelette et plein de temps pour écrire un livre. Quelle personne normale ne s’en contenterait ? Le problème était que Napoléon n’était pas une personne normale. » Vous avez dit « normale » ? Quelques pages plus loin, constatant « l’état présent de la politique française », il suggère que les Français entretiendraient secrètement une forme d’attirance politique pour l’homme fort, la permanence du legs napoléonien en matière de droit ou d’éducation, et loueraient les victoires napoléoniennes pour effacer le cauchemar de 1940. Le fameux mot de Cambronne résonnerait lui aussi d’échos contemporains, traduisant autant un mépris tout français envers le capitalisme (dans lequel prospèrent les Anglo-Saxons) qu’une certaine vanité nationale : « Aujourd’hui, écrit Clarke, cet esprit du « merde » permet aux Français de soutenir que leur culture est supérieure aux autres. » Ainsi nous visiterions Waterloo et, par extension, la période napoléonienne, comme nous le ferions d’une nécropole où gisent nos rêves de gloire immortelle. Pour preuve, les records enregistrés lors de quelques ventes aux enchères — et ce, même si les acheteurs sont Coréens ! : le sabre de l’Empereur à Marengo pour 4,8 millions d’euros en 2007, un de ses bicornes à 1,8 million d’euros en 2014. Chateaubriand, peu soupçonnable d’être un de ses admirateurs, aurait donc eu raison : « Vivant il a manqué le monde, mort il le possède »

Une question demeure : que faire de Waterloo ? Chauvinisme mis à part, l’événement suscite une multitude de questions et de démarches : reconstituer au plus près la chronologie des combats (pourquoi faudrait-il s’en priver au motif que l’histoire-bataille n’est plus de mise ?), appréhender la condition des combattants avec un regard d’anthropologue, comprendre l’instrumentalisation politique de la renommée, ou encore observer comment le profane et le sacré s’entremêlent. Ironiser sur la trace laissée par Napoléon dans l’histoire de France reviendrait à s’étonner que la bataille de Bouvines (27 juillet 1214), victoire d’un roi capétien si bien étudiée par Georges Duby dans Le Dimanche de Bouvines (1984), ait donné lieu à la naissance d’un mythe constamment enrichi et resurgi au début du xixe siècle pour devenir, en 1914, le symbole de « la durable unité française ».

En refermant ce livre, savamment moqueur et tendrement ironique, qui s’inscrit très honorablement dans la tradition humoristique britannique, on ne peut que le saluer d’un « good game » — expression régulièrement prononcée par les rugbymen anglais quand ils défont le XV de France. Tiens, tiens… cet ouvrage paraissant à la veille de la Coupe du monde de rugby, en septembre prochain, serait-il un coup de pied de l’âne ? — Gilles Heuré

 

Lire aussi : Waterloo. Acteurs, historiens, écrivains, textes choisis et annotés par Loris Chavanette, préface de Patrice Gueniffey, éd. Folio/Gallimard, 896 p., 9,50 €.

 

How the French won Waterloo (or think they did), traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, éd. Albin Michel, 282 p., 20 €.

Extrait

« D’une certaine façon, toute l’histoire française moderne tourne autour de Napoléon ou plonge ses racines en lui. Même les historiens qui ne voient en lui qu’un dictateur, et sont soulagés que son régime impérial ait été renversé, reconnaîtront volontiers la grandeur de Napoléon et l’influence indéniable qu’il exerce sur la vie actuelle en France. Après tout, la plupart des lois qu’il a rédigées sont encore en vigueur (moins les clauses les plus sexistes) ; il a inventé le système éducatif de la France ; et tous les présidents modernes prennent son style de gouvernement autocratique comme modèle : ils vivent et travaillent même dans son palais, entourés de son mobilier. »

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