Chronique d’hiver

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Chronique d’hiver

« Le monde est dans ma tête, mon corps est dans le monde », écrivait Paul Auster. C’était il y a longtemps, l’intuition d’un écrivain débutant, mais si la phrase est demeurée comme l’une des plus célèbres parmi toutes celles qu’a écrites l’Américain depuis plus de trente ans — depuis l’inaugural Invention de la solitude, en 1982 —, c’est sans doute qu’elle est comme un viatique pour le lecteur qui s’aventure dans son univers, romans ou récits, constructions littéraires captivantes, invariablement sophistiquées, avec effets de miroir, de palimpseste, de trompe-l’œil, mais dont l’intelligence et la complexité n’induisent aucun effet de désincarnation. « Mon corps est dans le monde », ce pourrait être le sous-titre de cette Chronique ­d’hiver, qui paraît aujourd’hui — et qui rejoint le corpus directement autobiographique d’Auster, aux côtés notamment de L’Invention de la solitude et du Carnet rouge. Un récit de soi, écrit à la deuxième personne du singulier, et dont le matériau puise au registre des sensations physiques éprouvées tout au long d’une existence — telles que les a enregistrées la mémoire au fil du temps. Le vent qui fouette un visage. Une plante de pied nu sur un sol gelé. Une sensation de faim. Des mains engourdies par le froid. Un coup reçu. Une arête de poisson en travers de la gorge…

Tout commence lorsque Auster avait 3 ou 4 ans, puis les époques se ­mélangent, se chevauchent, s’en vont et reviennent, sous sa plume comme ­livrée au mouvement aléatoire d’une pensée vagabonde, moins soucieuse de chronologie que de laisser s’opérer le jeu libre et fécond des associations d’idées. Voici Auster enfant, et, quelques instants plus tard, il est un sexagénaire qui se regarde dans la glace et dresse « l’inventaire de tes cicatrices, surtout celles de ton visage […]. Tu y penses rarement, mais chaque fois que tu le fais, tu comprends qu’il s’agit de marques de vie, que cet assortiment de lignes brisées, gravées sur ton visage, sont les lettres d’un alphabet secret qui raconte l’histoire de la personne que tu es, car chaque cicatrice est la trace d’une blessure guérie, et chaque blessure a été provoquée par une collision inattendue avec le monde — autrement dit, un accident ». Quelques paragraphes plus tard, il a 20 ou 30 ans, il est un étudiant nomade, puis un jeune homme hédoniste, perpétuellement en quête de jouissance physique. Ailleurs, il est un quadragénaire amoureux fou de sa femme, ou un quinquagénaire incapable de faire le deuil d’une mère adorée…

A tout âge, il est, et est demeuré, un individu sensuel. Un homme qui boit, fume, aime, s’épargne peu. Un homme en quête de sensations, et dont le corps est aussi l’outil d’une connaissance intuitive — un mystérieux savoir sur soi : « C’est l’histoire de ta vie. Chaque fois que tu arrives à une croisée des chemins, ton corps s’effondre, car ton corps a toujours su ce que ton esprit ignorait ; et quel que soit le moyen qu’il emploie pour craquer, qu’il s’agisse d’une mononucléose, d’une gastrite ou de crises de panique, c’est toujours ton corps qui a repris à son compte le fardeau de tes batailles internes. » Se choisissant pour objet d’étude, s’observant vivre, aimer, souffrir, jouir et s’abîmer, de l’enfance jusqu’à l’aube de la vieillesse, le processus que décrit Paul Auster est, profondément, le délitement progressif d’une illusion : le passage, au cours de l’existence, de la sensation d’invulnérabilité qui anime la conscience ­juvénile d’être au monde à la conviction que l’humain est fragile, essentiellement mortel, qui habite et hante l’individu parvenu à maturité. L’individu sur le point d’entrer dans cet « hiver de la vie » dont ce récit elliptique et fragmenté annonce l’arrivée imminente — avec la conscience si vive que « c’est là, dans ton corps, que commence l’histoire, et c’est aussi là, dans ton corps, que tout se terminera ».

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