Changer d’avis

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Changer d’avis

Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis, et l’Anglaise Zadie Smith a prouvé, en trois romans (Sourires de loup, L’Homme à l’autographe et De la beauté), qu’elle a une cervelle crépitante, qui fait feu de tout bois. Voilà qu’elle met sa sagacité en girouette et goûte les délices de la pensée en mouvement perpétuel. Changer d’avis : sous le très beau titre de ce recueil d’essais se cache un hymne à la plasticité de l’intelligence plutôt qu’à la versatilité de l’esprit. Qu’ont en commun son propre père, Katharine Hepburn, Franz Kafka ou E.M. Forster, qui font ici l’objet de chroniques de haute volée ? Un sens du doute, une perplexité devant l’absurdité de l’existence, une énergie décuplée par la tragédie intime. Et, surtout, un art très subtil de l’entêtement toutes antennes déployées, que Zadie Smith pratique elle-même avec brio. Avoir de la suite dans les idées tout en restant perméable au monde qui vous entoure, garder son indépendance tout en sachant recevoir et apprendre à chaque instant, telle est la règle de vie de cette romancière trentenaire, remarquable de sagesse et de verve.

Lucide sur ses propres travers, elle avoue ainsi partir pleine d’idées préconçues lorsqu’elle rend visite à son père, un dictaphone à la main, pour qu’il lui raconte ses souvenirs de soldat anglais débarquant en Normandie. Elle se retrouve confrontée de plein fouet à l’esquive d’un héros ordinaire, pétri de honte d’avoir causé la mort de plusieurs camarades au cours d’une scène so british, déchirante de comique involontaire : en préparant du thé avec les moyens du bord, sur une boîte à gâteaux colorée remplie de pétrole, il s’est fait repérer par les Allemands, qui, aux flammes du feu de fortune, ont répliqué par un tir de mortier mortel.

L’humour anglais, plus Monty ­Python que Benny Hill, hérité de son père, qu’elle admire comme Hepburn admirait le sien, sous-tend cet ouvrage inquiet, désabusé, qui s’en remet à l’art, seule valeur digne d’engagement selon Zadie Smith. Le rire mordant, celui qui secoue jusqu’à faire mal et finit par faire surgir les angoisses cachées, a toujours été l’arme de cette femme de lettres née en 1975 d’une mère jamaïcaine, honnissant les étiquettes. Dans le premier chapitre, consacré aux écrivains féminins noirs, elle balaie subtilement le concept d’écriture des racines, militante et héroïque, pour clamer sa foi en une littérature de « soulfulness », qui désigne « un sentiment de chagrin transformé en une chose belle, créatrice et régénératrice ».

Paradoxalement, cette compilation rend Zadie Smith encore plus insaisissable. Reine de la dérobade, elle nous entraîne à sa suite dans une course vertigineuse au coeur de la pensée, ­légère ou profonde, drôle ou dépressive. Et donne envie de se replonger dans son oeuvre romanesque, ici ­éclairée d’une lumière indirecte, ­chaleureuse et tamisée. Comme elle l’écrit dans son dernier chapitre, ­hommage à l’écrivain américain David ­Foster Wallace, qui se suicida en 2008 : « pour apprécier Wallace, il faut ­vraiment le lire — et ensuite le relire ».

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