Carnets

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Il y a tout juste cent ans, le 28 février 1916, mourait Henry James (né en 1843), immense écrivain américain. A moins qu’il ne faille écrire « écrivain britannique ». Certains le pensent, arguant de son installation de longue date en Angleterre et de la naturalisation qu’il avait demandée en signe de solidarité avec les souffrances de son pays d’adoption en guerre, et obtenue en juillet 1915. Quoi qu’il en soit, cent ans après sa disparition, persiste en France l’impression qu’on en est encore, avec James, au stade de la découverte, du défrichage, de l’exploration quelque peu désordonnée d’un continent extraordinaire, comme soudain surgi des eaux où il était demeuré si longtemps englouti.

Les traductions de ses romans, de ses nouvelles et essais se sont certes multipliées depuis quelques décennies (1) , mais c’est il y a cinq ans seulement qu’on a pu lire vraiment, dans une version française digne de ce nom, signée de l’inégalable traducteur Jean Pavans, Les Ambassadeurs (2) , écrit au tournant du xixe au xxe siècle et que James considérait pourtant comme son ouvrage le plus abouti (« la meil­leure de toutes mes productions que ce soit »), le sommet du vaste ensemble romanesque qu’il avait commencé à cons­tituer trente ans plus tôt. Et si la patrimoniale collection La Pléiade s’apprête heureusement, après avoir rassemblé déjà ses nouvelles, à accueillir le premier volume de ses romans (lire encadré ci-contre), force est de constater que l’y ont précédé nombre de géants de la littérature anglo-saxonne du XXe siècle, Faulkner, Hemingway… — tandis que lui, géant d’un temps et d’un monde antérieur, patientait, attendait son heure.

« Par quel artifice ou quel mystère, par quelle habileté dans le choix, l’omission ou l’exécution, une représentation donnée de la vie nous semble-t-elle envelopper son thème, ses figures et ses images d’une atmosphère romanesque, tandis qu’une autre représentation toute proche de la première peut sembler à nos yeux plonger toute l’affaire dans un bain de réalisme », s’interrogeait-il, relisant un à un ses romans, de Roderick Hudson (1875) à La Coupe d’or (1904), passant par Les Dépouilles de Poynton (1897) ou Les Ailes de la colombe (1902), pour donner à chacun une préface dans l’édition complète de ses oeuvres qui parut à New York en 1909. C’est cette dimension proprement « romanesque » des fictions de James qui continue d’éblouir aujourd’hui. Cette sorte d’aura mystérieuse qui en émane et les exhausse du simple réalisme. Car on peut bien mettre à plat les intrigues de ses romans et nouvelles, en lister les motifs et les thèmes saillants — la vie de l’élite cosmopolite fin de siècle, les aspirations des individus se heurtant aux conventions sociales, la confrontation entre l’ancienne Europe et le Nouveau Monde, entre l’innocence et le mensonge… —, on sent bien qu’on ne dit rien de la qualité, de l’intensité, de l’acuité du geste de l’écrivain.

Toute l’existence de James, observateur inlassable de l’humain, consista à imaginer les intrigues et les circonstances particulières où se révèle l’opacité de la vie psychique des individus, où se montre l’ambiguïté morale qui préside à leurs pensées et à leurs actes. Obsession ou sacerdoce, sans jamais baisser la garde, perpétuellement à l’affût, il n’a cessé de guetter, dans la réalité qui l’entourait, les « germes » de ses intrigues. Constituant jour après jour, année après année, dans les pages de ses Carnets — aujourd’hui réédités en Folio — l’extraordinaire répertoire de thèmes et de situations sus­ceptibles de donner naissance à un personnage, un roman, une nouvelle.

Qu’est-ce qu’un « germe » ? Une anecdote ou une allusion entendue lors d’une conversation, une scène observée voire rêvée, une « précieuse particule » flottant dans l’air, une étincelle imperceptible au commun des mortels mais en laquelle l’écrivain, lui, sait reconnaître « l’atome de vérité, de ­beauté, de réalité à peine visible au regard ­ordinaire ». C’est cela, d’abord, un artiste : « un regard capable de discerner un sujet ». Un oeil donc, mais aussi une intelligence susceptible, une fois identifié cet atome, d’en extraire la substance, « lavée de sa gangue gênante et martelée jusqu’à obtenir une dureté sacrée, la matière même d’une affirmation claire, sa chance la meilleure d’indestructibilité ». Indestructible, l’oeuvre de Henry James l’est assurément — un siècle plus tard, le génie créateur est intact. — Nathalie Crom

 

(1) Reparaissent aujourd’hui les merveilleux Mémoires d’un jeune garçon, récit autobiographique, Le Siège de Londres et La Tour d’ivoire, éd. Rivages poche, ainsi que La Coupe d’or, éd. Points.

(2) Aux éditions Le Bruit du temps, 2010 (en poche, 2014).

 

Notebooks, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Louise Servicen et Annick Duperray, éd. Folio classique, 720 p., 9,70 € (en librairie le 25 janvier).

Quatre romans dans La Pléiade

Après avoir fait paraître, en quatre beaux volumes, l’intégralité des nouvelles de James, c’est à son oeuvre romanesque que s’ouvre la collection La Pléiade. Un volume inaugural y rassemble, dans des traductions nouvelles, quatre de ses romans, parmi les premiers qu’il a écrits : Roderick Hudson, Les Européens, Washington Square et Un portrait de femme – ou l’histoire transatlantique de la jeune et trop confiante Isabel Archer, imaginée en 1879 par un James alors âgé de 36 ans et qui confiera, trois décennies plus tard, qu’elle demeure « l’oeuvre la mieux proportionnée de [ses] productions après Les Ambassadeurs ».

 

Un portrait de femme et autres romans, édition d’Evelyne Labbé, avec la collaboration d’Anne Battesti et Claude Grimal, éd. Gallimard, coll. Bibliothèque de La Pléiade, 1 600 p., 65 EUR (en librairie le 25 février).

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