Canada

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Même si, toujours, c’est à Tchekhov que Richard Ford se réfère — Tchekhov parce que, dit-il, « il a toujours cherché à rendre accessible la complexité du monde, sans jamais simplifier les choses ; parce qu’à sa lecture, on sent qu’il y a quelque chose à découvrir, même s’il ne dit jamais quoi » —, c’est cette fois à Tolstoï que l’Américain aurait pu emprunter le mémorable incipit d’Anna Karénine : « Toutes les familles heureuses se ressemblent, mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon. » Enchaînant directement sur le résumé de la singulière — et stupide, et dérisoire — tragédie des Parsons, tel que le dresse, ex abrupto et sans passion, Dell, le narrateur de Canada : « D’abord, je vais raconter le hold-up que nos parents ont commis. Ensuite les meurtres, qui se sont produits plus tard. C’est le hold-up qui compte le plus, parce qu’il a eu pour effet d’infléchir le cours de nos vies à ma soeur et à moi. Rien ne serait tout à fait compréhensible si je ne le racontais pas d’abord… »

C’était donc à Great Falls, Montana, au début des années 1960. Bev et Neeva Parsons, couple ordinaire quoique a priori aussi mal assorti qu’il est possible de l’être, s’improvisèrent un beau jour braqueurs de banque. Bonnie et Clyde, si on veut, mais le cynisme et le glamour en moins. Lui, un grand gaillard souriant, un ancien de l’Air Force, large d’épaules et doté d’un fort accent du Sud ; elle, une minuscule femme brune et myope, secrète et fantasque sous ses airs de rat de bibliothèque ; tous deux quittant un matin du mois d’août le modeste pavillon familial de Great Falls, y laissant derrière eux leurs deux enfants endormis, pour s’en aller, dans l’Etat voisin du Dakota du Nord, dévaliser le coffre de l’Agricultural National Bank de Creekmore. Très vite identifiés, arrêtés, emprisonnés, engloutis par la machine judiciaire. Laissant livrés à eux-mêmes leurs deux adolescents de 15 ans, les jumeaux Dell et Berner.

Le récit du geste insensé des époux Parsons, de l’effarante sortie de route de ce couple que rien ne prédisposait au crime, a beau occuper les deux cents premières pages de Canada, ce n’est clairement pas dans une narration à suspense, une aventure épique que l’on s’avance, entreprenant la lecture de ce septième, et somptueux, roman de Richard Ford (1) . Il y a certes l’enchaînement des faits, que déroule minutieusement Dell Parsons, un demi-siècle plus tard, alors qu’il a 63 ans — ajoutant bientôt, à la chronique de sa prime enfance et à celle du hold-up parental, celle de sa survie postérieure, la disparition volontaire de sa jumelle Berner, son propre exil au Canada, et, là, sa rencontre décisive avec le mys­térieux, charmeur et manipulateur ­Arthur Remlinger, etc. Mais, de fait, nourri par les souvenirs que Dell repêche un à un dans sa mémoire et articule entre eux, ce déploiement romanesque si plein de détails concrets et d’admirables seconds rôles, si maîtrisé et savoureusement précis, s’impose comme le support d’une méditation — conduite par Richard Ford de façon tout à la fois savante et sensible, à travers la voix et les réflexions de son narrateur.

La question limpide du bonheur — qu’est-ce qu’une vie heureuse ? — est au coeur de Canada, posée par Ford de façon murmurée, délicate, presque secrète. Enchâssée dans une autre interrogation, non pas synonyme de la précédente, mais à elle intimement reliée : qu’est-ce qu’une vie normale ? Et articulée à cette autre réflexion : que comprenons-nous à ce qui nous arrive tandis que nous sommes occupés à vivre ? Toutes questions incessamment réitérées et subtilement reformulées depuis quarante ans par Richard Ford, de livre en livre, et qui donnent leur épaisseur remarquable aux tableaux réalistes des Etats-Unis qu’il dresse chaque fois, en se tenant toujours à mille lieues de toute caricature et de toute mauvaise sociologie. Se glissant ici dans la peau de Dell l’orphelin, il le fait avec la même évidence, le même naturel que lorsqu’il avait donné vie naguère notamment à Frank Bascombe, incarnation formidablement individualisée de l’homme moyen américain, antihéros récurrent d’Un week-end dans le Michigan (1986), Indépendance (1995) et L’Etat des lieux (2006). Dell, l’adolescent solitaire et perdu de Canada, ballotté par l’existence, en tirera une leçon : « Pratiquer la générosité, savoir durer, savoir accepter, se défausser, laisser le monde venir à soi — de tout ce bois, le feu d’une vie. » — Nathalie Crom

 

(1) Il est aussi l’auteur d’un récit autobiographique, Ma Mère (1988), et de plusieurs recueils de nouvelles.

 

Canada Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun Ed. de l’Olivier 736 p., 22,50 €.

Bio express

1944 Naissance de Richard Ford, à Jackson, Mississippi.

1976 Parution de son premier roman, Une mort secrète (A piece of my heart).

1986 Parution d’Un week-end dans le Michigan (The Sportswriter), premier volet de la trilogie Frank Bascombe.

1996 Indépendance (Independence Day) reçoit le prix Pulitzer et le PEN/Faulkner Award.

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