California Girls

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California Girls

Durant la nuit du 8 au 9 août 1969, pénétrant par effraction dans la villa située au 10050 Cielo Drive, au nord de Berverly Hills, quatre jeunes gens — trois filles, un garçon —, membres de ce qu’il est convenu d’appeler la « famille » Manson, en massacraient avec une violence impensable les occupants : l’actrice Sharon Tate, compagne de Roman Polanski, alors enceinte, et les amis présents autour d’elle, Wojciech Frykowski, Abigail Folger, Jay Sebring et Steven Parent. Comment ne pas les nommer, ces victimes, alors même que les patronymes et les visages impavides de leurs jeunes bourreaux sont entrés dans l’histoire des Etats-Unis, dans le sillage de ceux de leur sinistre gourou, Charles Manson, le commanditaire du meurtre, objet depuis lors d’une sordide fascination collective qui l’a élevé au rang d’icône noire de la pop culture. Pourquoi cette fixation morbide sur Manson le dément et ses somnambuliques adeptes ? La grande Joan Didion (« poète de la vacuité californienne », selon Martin Amis) y a en partie répondu : « Beaucoup de gens que je connais à Los Ange­les pensent que les années 1960 ont brusquement pris fin le 9 août 1969, au moment précis où la rumeur des meurtres de Cielo Drive s’est répandue comme un feu de brousse… » note-t-elle dans le recueil The White Album (1979) où elle dresse de la Californie des sixties et du mouvement hippie un portrait assez éloigné des idéaux du flower po­wer. Le portrait d’un grand corps malade, saturé de nervosité, de paranoïa sous-jacente, affichant les symptômes d’un intense désarroi moral collectif.

Un constat que prolongent et interrogent avec conviction, quatre décennies plus tard, deux écrivains d’aujourd’hui. D’un côté, Simon Liberati, dans California Girls, un roman au lyrisme âpre, extrêmement documenté et, comme tous les livres de son auteur, secrètement métaphysique, hanté, irrigué par une interrogation presque sidérée sur le Mal. De l’autre, la jeune Américaine Emma Cline avec The Girls, une fiction plus psychologique, voire sociologique (sur la place dévolue aux femmes dans la société), mais brillante et entêtante, dans laquelle se reconnaissent sans peine, tant leurs masques sont translucides, les protagonistes du fait divers atroce de 1969.

La proximité des deux titres l’indique : l’un et l’autre des auteurs ont choisi de se détourner du visage grimaçant de Manson, maître à penser racialiste et sataniste sur qui tant a été dit, pour se pencher sur l’énigme non moins terrifiante, plus anxiogène au fond, de ces adolescentes aussi paumées que fanatiques qui se firent ses vestales, torturant et tuant en son nom et sur son ordre — une soumission, un rejet de la morale commune, un nihilisme que la drogue à haute dose ne suffit pas à expliquer. Susan alias Sadie, Patricia, Linda…, des fillettes ou pres­que, immatures et corrompues, « fières de leur mauvaise réputation comme des couronnes de fleurs perlées qu’elles volaient dans les cimetières », écrit Simon Liberati, au seuil de sa plongée en apnée dans les moeurs viciées de la « famille », dans la nuit de Cielo Drive dont il déroule avec un réalisme parfois insoutenable l’enchaînement inexorable des faits, la cruauté comme vouée à se démultiplier.

De la tragédie d’août 1969, la Californie aride et poussiéreuse, comme balayée par un vent mauvais, est plus qu’un décor : un creuset, un biotope moite et délétère où s’ennuient à n’en plus finir des adolescent(e)s dont la solitude, les incertitudes, le sentiment de perdition, les questions sans réponses ne peuvent que tourner au drame ou au désastre. Evie Boyd, la narratrice fictive à laquelle Emma Cline a confié le récit de The Girls, fut une de ces adolescentes moroses et livrées à elles-mêmes. C’est a poste­riori, alors qu’elle est devenue une femme sans âge, vivant solitaire dans une maison au bord du Pacifique, qu’elle raconte cet été de ses 14 ans où surgit dans son quotidien atone une bande de filles aux cheveux longs et aux robes sales, « aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent l’eau ». Fascinantes… Qui étaient-elles, ces jeunes filles hautement toxiques ? Vers quel abîme intérieur leurs regards indéchiffrables ouvraient-ils ? Que se passe-t-il dans la tête des enfants laissés trop seuls, que personne ne regarde ni n’écoute ? A quelle déréliction, quel désordre intime l’attrait pour la mort puise-t-il ? Sur tout cela, les jeunes barbares de la « famille » Manson ont gardé le silence — Simon Liberati et Emma Cline le sondent avec un talent fou. — Nathalie Crom

 

California Girls

Ed. Grasset, 340 p., 20 €.

 

The Girls

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Esch, éd. de La Table ronde, coll. Quai Voltaire, 332 p., 21 € (en librairies le 25 août).

Extrait

« Depuis un mois qu’elle était entrée dans la famille, Linda avait pu constater les pouvoirs surnaturels de Charlie. Il lisait dans les pensées des autres et parlait par leur bouche aussi facilement qu’un magicien. De là où il se tenait, à des kilomètres d’ici, bien au-delà des collines […] il lui suffisait de fermer les yeux pour la voir, elle, Linda, et tous les autres. Charlie était bien trop malin pour le dire ouvertement mais Linda avait compris – et les autres filles l’avaient aidée à comprendre – qui il était vraiment : il était le Fils de l’homme (Man-son)… »

 

In California Girls, de Simon Liberati.

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