Babylone

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Babylone

Etrangler sa femme pour une histoire de poulet et de coup de pied au chat ! Jean-Lino ne vouait pas une passion aux animaux, mais il ne supporta plus, ce soir-là, les sempiternels discours écolo-bio de Lydie. La tragédie est un vaudeville à l’envers. Feydeau le disait, que connaît bien Yasmina Reza, orfèvre en comédies acerbes. Et c’est vrai qu’on rit souvent, méchamment, tout au long de ce récit en flash-back d’une « fête du printemps » entre amis intellos bourgeois vieillissants ; qui tourne vite au crime sordide. Puis à l’affaire policière. C’est Elisabeth, la narratrice un rien désenchantée de 60 ans — pas si éloignée de la romancière de 57 ans… — et voisine du dessous de Jean-Lino, qui a imaginé la fête. Fatale à cause d’un de ces malentendus ordinaires qui déclenchent souvent la catastrophe chez Reza : un minuscule engrenage qui se détraque, et détruit subrepticement la machine. Comme dans l’oeuvre de la grande aînée et modèle Nathalie Sarraute.

Elisabeth vient de perdre une mère avec laquelle elle n’avait guère d’affinités, et supporte une soeur qui accumule les liaisons désastreuses. Mère et épouse en quête de sérénité, elle se lie à Jean-Lino, l’Italien sans enfants et d’origine juive du dessus, par une étrange connivence, fondée sur une ­informulable solitude. Une non-­appartenance aux choses et au monde, à laquelle ni Elisabeth ni Jean-Lino pourtant ne se résignent. Tels ces Américains si perdus et si volontaires que photographie Robert Frank dans son ouvrage The Americans, que vénère Elisabeth.

Nombre d’images, d’objets ponctuent Babylone. Un napperon, des chaises, une valise rouge, un chapeau, un manteau. C’est à partir du concret, du « réel », que d’un style sec à la netteté assassine, à l’élégance ravageuse, Reza nous entraîne dans ses digressions sarcastiques. Elle épingle nos « concepts creux », manie le paradoxe avec un irrésistible sens dialectique. Mais demeurent beaucoup de chagrin tu, de larmes ravalées dans ce roman de la perte et de l’abandon. Perte d’un premier amour inconsolé pour Elisabeth, perte d’une histoire identitaire ratée pour Jean-Lino. Il avoue n’avoir jamais compris ce psaume que son père lisait après dîner, quand il était enfant : « Aux rives des fleuves de Babylone nous nous sommes assis et nous avons pleuré, nous souvenant de Sion. »

L’exil. Il est omniprésent dans Babylone. Dans une société où affluent les réfugiés, Yasmina Reza murmure qu’il est désespérément au coeur de chacun de nous, aussi. Exil de soi — « on ne peut espérer aucune continuité dans l’existence », écrit-elle. Exil des autres — « le langage ne traduit que l’empêchement de s’exprimer ». Elle parvient pourtant à exprimer certains de nos secrets les plus cachés, de nos angoisses souterraines les moins partageables et partagées. — Fabienne Pascaud

 

Ed. Flammarion, 220 p., 20 € (en librairies le 31 août).

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