Aux Cinq Rues, Lima

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Aux Cinq Rues, Lima

« A quel moment le Pérou avait-il été ­foutu ? » s’interrogeait Santiago Zavala, alias Zavalita, le protagoniste central de Conversation à La Catedral (1969). Dans ce livre qu’il continue de considérer comme son grand oeuvre, Mario Vargas Llosa brossait le portrait moral de son pays sous la dictature militaire du général Odría (1948-1956), dépeignant de façon magistrale le règne de la corruption et de la peur dont le pouvoir avait fait ses armes. C’est de nouveau dans une ère de dictature que nous immerge Aux Cinq Rues, Lima : la présidence d’Alberto Fujimori, élu en 1990 — Vargas Llosa était l’autre candidat présent au second tour — et qui rompit deux ans plus tard avec les pratiques démocratiques pour mettre en place un régime autocratique. Fidèlement secondé en cela par un homme de l’ombre désigné, dans Aux Cinq Rues, Lima, comme « le Docteur » — dangereux et tout-puissant personnage derrière lequel se devine le bien réel Vladimiro Montesinos, ­ancien avocat des narcotrafiquants dont Fujimori avait fait le chef de ses services de renseignement.

Dès les premières pages d’Aux Cinq Rues, Lima, les indices du climat anxiogène dans lequel est plongé le pays, et plus particulièrement Lima, se multiplient : couvre-feu, explosions quotidiennes dans les rues, enlèvements avec demande de rançon imputés aux guérillas d’extrême gauche… Dans ce contexte, l’industriel Enrique Cárdenas ne s’en tire pas trop mal : une charmante épouse, une entreprise prospère, un train de vie de millionnaire ou presque. Jusqu’au jour où se présente à son bureau le dénommé Rolando Garro, affichant un « petit sourire de rat qui fripait son front sous ses cheveux gominés et plaqués sur son crâne comme un casque de métal ». ­Directeur du journal à scandale Strip-tease, Rolando Garro est en possession de clichés très compromettants pour Enrique Cárdenas et menace de les publier. On ne saura que bien plus tard, à la toute fin du roman — et après que Cárdenas et le fielleux Garro auront subi bien des désagréments… — de quelle façon ces embarrassantes photographies sont parvenues dans les mains malpropres du rédacteur en chef véreux et de sa journaliste vedette. C’est l’un des noeuds de l’intrigue imaginée ici par Vargas Llosa pour pointer la manipu­lation de la presse par le pouvoir politique. Et pour, accessoirement, désigner le voyeurisme comme « le vice le plus universel qui soit […]. Dans tous les peuples et toutes les cultures. Mais surtout au Pérou », dit l’affreux Garro, ajoutant : « Nous sommes un pays de commères. Nous voulons connaître les secrets des gens et, de préférence, les secrets d’alcôve. En d’autres termes, et pardon pour la grossièreté, qui baise avec qui et comment ils le font. » L’érotisme est un autre motif majeur de ce roman aussi engagé que savoureux, dans lequel l’écrivain désigne la sphère intime, plus précisément la vie sexuelle de l’individu, comme le lieu d’une possible résistance à l’oppression politique — mais une sphère menacée, à protéger sans cesse de l’intrusion du pouvoir.

Juste avant le renversant (et délectable) finale du roman, dans un chapitre intitulé « Tourbillon », Vargas Llosa convoque ensemble, sur la scène, tous ses personnages : Enrique, son épouse, Marisa, et la maîtresse de cette dernière, les journalistes de Strip-tease, et avec eux le vieux poète Juan Peineta accompagné du chat Serafin, dont le roman suit également les déambulations dans le quartier des Cinq Rues. Ces pages constituent un authentique morceau de bravoure, où culmine l’art de la composition, dans lequel Mario Vargas Llosa s’est, depuis fort longtemps, imposé comme un maître — homme de conviction, mais avant tout romancier virtuose. — Nathalie Crom

 

Cinco Esquinas, traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, éd. Gallimard, 298 p., 22 €.

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