Au pays des sans-nom

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Au pays des sans-nom

Subir l’infamie ? Perdre sa réputation (la fama), c’est-à-dire être privé de droits, dans la vie sociale fondée sur l’honneur ? Du Moyen Age à l’époque moderne, magistrats, théologiens et législateurs ont multiplié les débats, établissant des codes et des classifications entre les individus ou les groupes jugés en situation de transgression vis-à-vis de la communauté chrétienne. Et les critères de différenciation définissant la renommée, la visibilité, la fragilité identitaire, l’anéantissement de la personnalité sociale, n’ont cessé de produire de nombreux textes et réflexions portant sur les « infâmes ».

Mais qui sont-ils, ces proscrits dont le catalogue témoigne d’une stupéfiante persévérance ? Des « infidèles » qui, par refus déclaré ou par faiblesse d’esprit, ne peuvent avoir accès à l’inspiration divine et ne peuvent entendre « l’Esprit de Dieu ». Ils sont en dehors, spatialement, habitant dans la forêt qui abrite les non-croyants, les païens, les gens de mauvaise vie imperméables à l’acculturation chrétienne. Ils vivent, au sens propre comme au figuré, dans l’obscurité. Ce sont aussi des juifs, des hérétiques dont la parole ne vaut rien. « En effet, il ne faut pas croire ceux qui ont refusé de croire en la vérité », affirme un évêque du xie siècle. Juridiquement, leur parole ne vaut donc rien. La liste des infâmes compte autant d’inscrits définitifs que de nombreux entrants : sacrilèges, violeurs de tombes, incestueux, parjures, déserteurs, homicides, calomniateurs « vivandiers du diable », fous, prêtres concubins sont irrémédiablement stigmatisés. Les étrangers, personnes « dont on ignore la provenance géographique et familiale », écrit un frère dominicain du xiie siècle, souvent « individus irréguliers », inspirent aussi méfiance. Mais s’ils sont clercs et produisent des documents ratifiés, ils « peuvent être admis ».

Les définitions des catégories se modulent aussi quand des professions jugées déshonorantes sont néanmoins légales. Bourreaux, geôliers, bouchers, chirurgiens, boulangers exercent des professions jugées vulgaires par des clercs dont les activités intellectuelles ou spirituelles les conduisent à mépriser les univers professionnels « charnels » liés au peuple. Thomas de Chobham, théologien du xiie siècle, estime par ailleurs que « ce sont les actes de la prostituée qui sont honteux, mais ce qu’elle gagne en tant que prostituée ne l’est pas », admettant ainsi que l’utilité économique et la légalité contractuelle peuvent cohabiter avec l’infamie — une nuance prise en compte par l’installation des bordels publics en France et en Italie à partir du xiiie siècle. Les dispositifs juridiques des tribunaux civils ou ecclésiastiques envisagent d’autres formes de compromis. Ainsi l’usurier, honni, connu de tous et montré du doigt, est-il toutefois accepté dans le mode de fonctionnement économique.

Que de questionnements dans ces débats ! Faut-il autoriser un sarrasin ou un juif à l’église ? Des domestiques chrétiens dans une maison juive ? Peut-on accepter le témoignage d’un indigent sachant que, précisément parce qu’il est dans la misère, il est corruptible et susceptible d’être animé par un esprit de vengeance ? Les pauvres, d’ailleurs, qui sont-ils ? Des mendiants professionnels, envieux, paresseux, « semblables à des mouches ou à des puces voraces », ou, par religion ou mimétisme, aspirent-ils sincèrement à la pauvreté pour imiter les apôtres ? Dans ce livre érudit, Giacomo Todeschini, professeur à l’université de Trieste, dessine une archéologie de la distinction sociale. Les époques médiévales et modernes étudiées peuvent nous paraître lointaines, mais il suggère pourtant que la lente construction des modèles qui ont partagé ainsi les catégories n’est pas étrangère à l’organisation sociale sur laquelle s’est fondé le marché économique ultérieur. — Gilles Heuré

 

Visibilmente crudeli, traduit de l’italien par Nathalie Gailius, éd. Verdier, 400 p., 25 €.

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