Au dos de nos images II (2005-2014)

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Au dos de nos images II (2005-2014)

En ce temps-là, la star Marion Cotillard n’avait pas encore croisé la route de Sandra l’ouvrière… Avant d’être sélectionné au festival de Cannes en 2014 et aux Oscars en 2015, Deux jours, une nuit apparut, fugace, sous la forme d’une note consignée en 2006 dans le journal du cinéaste Luc Dardenne, cadet des deux frères belges : « Notre film montrerait comment la peur, l’insécurité sociale, détruisent la solidarité. L’histoire d’une femme licenciée. […] Un titre : Un week-end. » Ce journal entamé en 1991, dont le deuxième volume (2005-2014) vient de paraître — avec les scénarios du Gamin au vélo et de Deux jours, une nuit —, est un laboratoire d’exception qui révèle au lecteur-spectateur comment, de l’écriture, les films naissent, et meurent (parfois), comment les idées se changent (toujours) en images, en décors et accessoires, comment certains personnages de fiction s’imposent (à jamais), à force de frapper à la porte du cinéaste. Lequel n’est jamais seul face à eux, qu’ils se nomment Rosetta, Igor, Assita, Olivier, Claudy ou Lorna… : « Tous ces noms sont des pseudonymes de mon frère et moi-même. Des noms empruntés pour explorer par de sinueux détours ce qui toujours revient entre nous. »

Exemple de cette genèse intime et sinueuse, Le Silence de Lorna est au coeur du livre. Sorti sur les écrans en 2008, d’abord nommé Le Secret de Lorna, puis Le Sommeil de Lorna, le film subit de nombreux revirements, jusqu’à ce que, le 16 mars 2007, le cinéaste couche sur le papier : « Sixième version du scénario. Elle est plus ramassée. Je crois qu’on tient la bête »… La bête, chez les frères, est humaine : elle prend la forme de la relation entre soi et l’autre. C’est-à-dire l’impossibilité de se dérober à autrui, pour le dire avec les mots d’Emmanuel Levinas, source d’inspiration majeure de Luc Dardenne. Je est un autre : « Je suis la souffrance de l’autre, écrit le réalisateur-philosophe, elle est en moi plus que moi-même. C’est ce lien, cette prise morale d’un corps par un autre corps que nous essayons de filmer. » Dans le cas de Lorna, rouage d’une machination des plus sombres, la souffrance d’autrui s’incarne dans « le regard de Claudy », le junkie, qui lui demande de ne pas « le laisser mourir, qui lui interdit de le tuer ». Parce qu’elle échoue, Lorna se voit confrontée au mal et à la culpabilité. Il n’y a pourtant aucune once de naïveté, de bon sentiment ou d’épanchement dans l’esthét(h)ique des Dardenne — « Attention à la fiction de gauche »… —, pas de psychologie non plus (pourquoi Samantha, dans Le Gamin au vélo, prend-elle sous son aile Cyril, nous n’en saurons rien). Reste un jeu sec et dangereux avec l’horizon toujours possible du meurtre, avec les trilles d’une question lancinante : « Dans la cage de l’art le mal se fatigue ou refait ses forces ? »

Quasi gémellaire, hanté par des obsessions, des phénomènes de revenance, l’univers des deux frères se heurte à la peur de « refaire ce que nous avons déjà fait ». L’angoisse d’être enfermé dans un système sans surprise, coincé dans la répétition d’une forme (le plan-séquence), traverse de part en part Au dos de nos images II. « « Rien de nouveau », murmure une voix étrange qui s’est insinuée en moi, et aussi en mon frère, en nous, dans nos conversations. Elle me hante, elle hante mon crâne, mon sang, mes os, cette voix qui me décourage. » Ce qui la contrecarre ? Le refus impérieux de « composer » un plan, de « congeler » le visible. Libre et mobile, l’image « fuit tout ce qui pourrait la dessécher ». Comme dans ces deux scènes prises en exemple, deux barques qui fendent l’onde : celle des Amants crucifiés, de Mizoguchi et celle de L’Aurore, de Murnau. L’image cinématographique est « fille de l’eau ». — Juliette Cerf

 

Ed. du Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle 400 p., 21 €.

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