Article 353 du Code pénal

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Article 353 du Code pénal

Si la Bretagne est bel et bien notre Far West, et le Finistère le bout du bout de la grand-route, il manque, semble-t-il, au tempérament des hommes qui y vivent aujourd'hui la dureté de la pierre et la méfiance inentamée qu'on suppose volontiers aux pionniers de l'Ouest américain. « Sûrement, ce genre de type, j'ai dit au juge, si on avait été dans un village de montagne ou bien dans une ville du Far West cent ans plus tôt, sûrement on l'aurait vu arriver, à pied peut-être franchir les portes de la ville, à cheval s'arrêter sur le seuil de la rue principale, en tout cas depuis le relais de poste ou le saloon, on n'aurait pas mis longtemps à comprendre à qui on avait affaire », explique Martial Kermeur au magistrat instructeur devant qui il a été conduit, dans le cadre de l'« affaire Lazenec » — du nom du promoteur immobilier Antoine Lazenec, dont on a repêché en mer le corps sans vie.

“La brume qui va et vient devant le soleil pâle…”

Seulement voilà, nous ne sommes pas dans un western, au temps de la conquête de l'Ouest, mais plus simplement dans une province française de la fin du XXe siècle, en proie au déclin industriel, économiquement et moralement sinistrée. Et lorsque le beau parleur Antoine Lazenec a débarqué six ans plus tôt dans la presqu'île, en face de Brest, de l'autre côté de la rade, nul n'a émis de doute face à son pharaonique projet de construction, en front de mer, d'une station balnéaire de grand luxe. Martial Kermeur pas plus que les autres, qui comme eux voulait y croire et a confié au promoteur ses économies : quelque cinq cent mille francs (c'était avant l'euro), soit les indemnités de licenciement qu'il avait perçues lors de la désaffectation de l'arsenal — tout son argent donc, mais aussi, et surtout, à travers cela, son espérance, et l'avenir de son fils.

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Mais le Saint-Tropez du Finistère n'était qu'un mirage, les touristes fortunés ne viendront pas ici, à la pointe de l'Europe, goûter « la lumière si belle qui traverse la roche en fin d'après-midi, le calme des fougères qui ont l'air d'absorber toute la douleur du vent […], la brume qui va et vient devant le soleil pâle… » Et c'est bien Martial Kermeur qui a poussé Antoine Lazenec à l'eau, à cinq milles de la côte et avec une mouette solitaire pour seul témoin — on peut le révéler sans déflorer l'intrigue du roman, dont Kermeur est l'unique narrateur, puisqu'il en fait l'aveu dès les premières pages, en préambule de sa longue confession, perforée d'interrogations et de doutes, qui constitue la chair même de ce livre d'une admirable densité. Formellement magistral — jusqu'à l'épilogue, renversant — et humainement pénétrant, Article 353 du Code pénal, septième roman de Tanguy Viel (né en 1973) (1) , est porté par la très belle voix de cet homme floué, quinquagénaire comme vieilli avant l'heure par le poids des infortunes et des échecs. Un homme las dont les mots s'emploient à construire la pensée, à tenter de comprendre l'agencement fatal des cir­constances qui l'ont mené au meurtre. Des mots, des phrases par lesquels il cherche désespérément à tracer, dans l'espace sonore du bureau du juge, pour lui-même autant que pour le magistrat, « la ligne droite des faits » — qui inclut « la somme des omissions et renoncements et choses inaccomplies », sachant que, dans son cas, « la ligne droite des faits, c'était comme l'enchaînement de mauvaises réponses à un grand questionnaire ».

 L'écrivain bouge, change, se déploie

Le personnage défait de Martial Kermeur, le décor maritime exempt de pittoresque, mais aussi l'atmo­sphère ouatée à la Simenon, le goût des détails hérité d'une lecture assidue de Proust, l'attention portée aux liens familiaux et au tableau social, une palette très personnelle déclinant toute la gamme des gris pour évoquer le ciel perpétuellement changeant et la mer opaque, le crime présent au cœur de l'intrigue, le mécanisme parfaitement huilé d'un scénario menant implacablement au drame… De multiples passerelles relient Article 353 du Code pénal aux précédents opus de Tanguy Viel — on songe notamment à L'Absolue Perfection du crime (2001), à Insoupçonnable (2006), bien sûr à ­Paris-Brest (2009). Ce n'est pas dire que l'écrivain se répète. Au contraire, il bouge, il change, il se déploie. Dans un même mouvement, il approfondit sa méditation sur le choix moral, la responsabilité individuelle, le destin, et précise son geste romanesque en prenant ses distances avec les codes des littératures (et du cinéma) de genre dont il a naguère beaucoup usé. Délaissant quelque peu l'ironie (si ce n'est dans les patronymes, tellement… bretons) au profit d'un réalisme virtuose et d'un humanisme pleinement assumé, il s'appuie sur ses personnages pour irriguer son roman d'une réflexion toute métaphysique sur le mal en l'homme — plongeant Martial Kermeur dans une « nuit intérieure » et exhaussant son drame ordinaire en une authentique leçon de ténèbres.

EXTRAIT
« Toute cette histoire, a repris le juge, c'est d'abord la vôtre.
Oui. Bien sûr. La mienne. Mais alors laissez-moi la raconter comme je veux, qu'elle soit comme une rivière sauvage qui sort quelquefois de son lit, parce que je n'ai pas comme vous l'attirail du savoir ni des lois, et parce qu'en la racontant à ma manière, je ne sais pas, ça me fait quelque chose de doux au coeur, comme si je flottais ou quelque chose comme ça, peut-être comme si rien n'était jamais arrivé ou même, ou surtout, comme si là, tant que je parle, tant que je n'ai pas fini de parler, alors oui, voilà, ici même devant vous il ne peut rien m'arriver, comme si pour la première fois je suspendais la cascade de catastrophes qui a l'air de m'être tombée dessus sans relâche, comme des dominos que j'aurais installés moi-même patiemment pendant des années, et qui s'affaisseraient les uns sur les autres sans crier gare. »

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