Aragon

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Aragon

« Et quand je crois me regarder, je m'imagine. C'est plus fort que moi, je m'ordonne. Je rapproche des faits qui furent, mais séparés. Je crois me souvenir, je m'invente […]. Ces bouts de mémoires, ça ne fait pas une photographie, mal cousus ensemble, mais un carnaval… » Aux mots de Louis Aragon (1897-1982), s'interrogeant dans Le Mentir-vrai (1964) sur l'articulation entre le réel et la fiction dans le roman ou le récit de soi, ceux de Philippe Forest, se penchant aujourd'hui sur l'existence de l'auteur d'Aurélien, semblent faire écho : « Il ne faut jamais oublier de quelle formidable falsification relève l'entreprise biographique qui, tournant la vie en récit, vient forcément conférer au moins un semblant de signification sensée à ce qui s'en trouvait peut-être totalement dépourvu. »

Il y a un authentique défi à entreprendre de raconter la vie d'un autre, à prétendre y trouver des lignes de force, des enchaînements, pourquoi pas un sens. Un défi décuplé, dans le cas d'Aragon et de « l'extraordinaire complexité dont son oeuvre et sa vie ­témoignent », note Forest en préambule à sa captivante biographie. Aragon qui brouilla les pistes, mêlant sans cesse le réel et la fable, détruisant le manuscrit de La Défense de l'infini qui aurait pu faire office de confessions, dispersant son autobiographie dans ses romans, sa poésie et des textes épars, multipliant les esquives et les mises en abyme comme pour décourager par avance l'impudent qui, un jour, forcément, se risquerait à s'emparer de son cas.

En fait, c'est avec toute la diligence de l'historien, associée à l'humilité de l'écrivain face à « la part d'inintelligible, d'insensé » que recèle la réalité, que Philippe Forest s'est lancé dans l'exercice. Ses réflexions, ses embarras, ses scrupules émaillent le récit qu'il déploie – et ce n'est pas le moins passionnant, le moins prenant de l'ouvrage. Si l'amour et la politique sont, écrit-il, les « deux grands mystères qui font du cas d'Aragon, aux yeux de beaucoup, une durable et embarrassante énigme », le mystère – et l'épaisseur romanesque qu'il génère autour de la vie d'Aragon – commence en fait dès la naissance de Louis, en 1897, fruit d'un amour adultère (« Il y a des sentiments d'enfance ainsi qui se perpétuent/La honte d'un costume ou d'un mot de travers T'en souviens-tu/[…] Même aujourd'hui, d'y penser ça me tue »). Le biographe dès lors prend le temps de soigneusement dérouler son fil : l'enfance dont on sait si peu, l'avenue Carnot, les premières amitiés et les lectures, la guerre alors qu'il a 20 ans – et dont il se souviendra quarante ans plus tard pour écrire les poèmes du Roman inachevé –, la rencontre avec Breton, avec Cocteau, avec Tzara, les premiers livres et le premier grand amour avec Eyre de Lanux, avant Louise, avant Nancy, avant Elsa…

Plutôt que de forcer les faits à s'emboîter les uns dans les autres lorsque ça bloque, plutôt que d'éluder ou de condamner les paradoxes d'Aragon – au premier rang desquels la façon dont, auteur du manifeste Pour un ­réalisme socialiste, il concilia, à long terme, l'engagement communiste et l'incroyable liberté du geste poétique –, Philippe Forest pose les uns à côté des autres les différents visages, les différentes vies, les différentes silhouettes de l'écrivain. Jusqu'à cet autoportrait de génie, tout près de la fin : « C'était un personnage d'un autre monde, je ne peux pas dire d'un autre temps, bien qu'il y eût dans sa dégaine l'allure des survivants de la retraite de Russie ou des rescapés d'un naufrage sans nom. Il avait maigri, semble-t-il, puisque ce manteau fantastique flottait autour de lui, et pourtant ce n'était pas ça, mais l'insolence du drap à se détacher des épaules, l'air de violence de la canne, une sorte d'écharpe au cou comme s'il comptait aller se faire pendre, un chapeau proprement indescriptible, lui qui n'en portait jamais, tout cela qui semblait pure provocation à l'adresse du vent. »

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